« Le péché est passé de mode en Occident. Même les hommes d’Eglise n’en parlent que rarement, pas plus que de l’enfer. » Aviad Kleinberg


De nos jours, les péchés capitaux ne sont plus une préoccupation quotidienne. D’un point de vue moderne et profane ils ne semblent plus criminels en soi. Tout au plus, ils sont de petits vices de caractère. Même dans la vie religieuse, on insiste beaucoup plus sur la charité et le salut personnel que sur le péché. Le concile Vatican II semblait ainsi définir le chrétien d’abord comme une personne appelée à l’amour de Dieu plutôt que comme un pécheur devant passer son existence dans le repentir. Nicolás Gómez Dávila fustigeait une Eglise qui, à défaut d’absoudre le pécheur, avait fini par absoudre le péché.


Les péchés capitaux, pendant des siècles, symbolisèrent pour le peuple chrétien la doctrine morale de l’Eglise. Si ceux-ci semblent encore imprégner la culture occidentale - ne serait-ce qu’a titre pseudo folklorique dans la culture de masse – que savons-nous vraiment d’eux ? Il est évident qu’une société profane comme la nôtre ne peut qu’avoir opéré un glissement de sens sur leur signification profonde.


Les péchés capitaux ont été déracinés de leur écosystème religieux originel pour être réinterprétés dans une perspective politique, sociale et même médicale. Par exemple, qu’est-ce que peut bien être la Paresse dans une société profane, capitaliste et scientifique comme la nôtre, sinon un trait de caractère social, une problématique économique, ou même un désordre psychologique ?


Il est n’est donc pas étonnant que les péchés capitaux nous soient devenus complètement incompréhensibles. Dans ce livre, Christian Godin nous propose donc un changement de perspective afin de retrouver le sens originel du septénaire des péchés.


I. Une liste contestée


La constitution de la fameuse liste canonique des péchés capitaux fut longue et désordonnée. En fait, ce répertoire ne fut jamais accepté par tous les théologiens et les philosophes. En effet, l’énumération des péchés capitaux semble frappée de contingences diverses, à commencer par leur nombre.

Pourquoi sept ? On peut voir deux raisons à ce chiffre.

Premièrement, dans la symbolique biblique, le sept est le chiffre le plus important : l’addition du trois (chiffre de Dieu) et du quatre (chiffre de l’homme). Il signifie une complétude mais aussi une alliance contractée entre Dieu et les hommes. Deuxièmement, on a voulu, au fil des siècles, établir une symétrie entre les péchés et les sept grandes vertus de l’Eglise (les quatre vertus cardinales et les trois vertus théologales).

Toutefois, on remarquera assez vite que la liste des péchés et des vertus ne se correspondent pas bien terme à terme, raison supplémentaire du peu d’écho de cette classification chez les philosophes. Thomas d’Aquin, par exemple, dans la lignée d’Aristote, définissait la vertu comme une "excellence" (arètè en grec), un juste milieu entre deux vices. Dans cette optique, les vices seraient plutôt au nombre de quatorze…

Toujours chez les philosophes, Pierre Lombard, au XIIe siècle dans ses Sentences, préféra classer les péchés en mortels et véniels. Contrairement au péché véniel, le péché mortel bloque l’action de la "grâce sanctifiante", c’est-à-dire l’union à Dieu. Mortel est dit le péché qui provoque la mort spirituelle du pécheur, à moins d’un repentir sincère (un acte de contrition, par opposition à l’attrition qui vise seulement à échapper au châtiment).

A cette bipartition (mortel/véniel) Pierre Lombard ajoute deux tripartitions. Les péchés de pensée, de parole et d’action d’un côté (auxquels plus tard Jean de la Rochelle ajoutera les péchés par omission), les péchés contre Dieu, contre soi-même et contre son prochain de l’autre.

Autre tripartition qui atténuera la portée du septénaire, celle des trois concupiscences : la concupiscence du savoir (libido sciendi), la concupiscence du pouvoir (libido dominandi) et la concupiscence des sens (libido sentiendi). Au début de La Divine Comédie, elles sont symbolisées par les animaux que Dante trouve sur son chemin : le lynx, le lion et la louve.

A partir de la Réforme et de Luther on estimera chez les protestants (les catholiques leur emboîteront le pas) plus fiable de s’en tenir aux péchés décrits par les dix Commandements. A partir de ce moment, les péchés capitaux commencent un lent déclin dans la culture populaire.

On peut bien mettre en exergue l’arbitraire de cette liste, il n’empêche que les sept péchés capitaux furent une référence obligée de la littérature et de l’iconographie médiévale – à défaut de l’être de la théologie et de la philosophie. Ils sont à l’origine de tout un imaginaire métaphorique et symbolique. Les péchés sont représentés par des animaux ou des archétypes humains et les punitions infernales varient selon la nature de la faute.


II. Qu’est-ce qu’un "péché" ? Que signifie "capital" ?


Comme l’avait très bien vu Nietzsche, il n’y a pas de notion de péché chez les Grecs, cette idée est d’origine judéo-chrétienne. Effectivement, les grecs ne pensaient pas qu’un Dieu puisse se préoccuper de ce qu’ils pensaient dans le secret de leur âme. L’affirmation du caractère moral de Dieu, issu d’une lente maturation historique, fait de la divinité l’interlocuteur de la conscience morale du croyant. On assiste alors à une véritable intériorisation de la faute.

Le péché est plus qu'un trait de caractère personnel, il présuppose une adhésion volontaire au mal, et par conséquent la liberté humaine. Ainsi, des grecs aux chrétiens, la "transgression" humaine vis-à-vis de(s) dieu(x) opère un changement de sens. La religion antique dénonçait "l’hubris" - la démesure – c’est-à-dire le refus de l’homme de rester à la place assignée par les dieux. Face au Destin tout puissant, la liberté était moindre et la faute se matérialisait dans les actes plus que dans le for intérieur. Le « connais-toi toi-même » n’est pas une incitation à l’introspection mais à ne pas outrepasser l’harmonie cosmique et divine.

Il faut bien comprendre que l’adjectif "capital" ne signifie pas nécessairement que les actions commises soient objectivement les pires. Il ne faut donc pas s’étonner que le viol ou le meurtre ne figurent pas dans la liste des péchés capitaux. Un péché est dit "capital" car il désigne une inclination qui porte l’individu à commettre un nombre indéfini de mauvaises actions. "Capital" signifie à la racine de tout le mal. Par exemple, l’envie peut engendrer l’homicide, la cruauté, l’orgueil, la colère, etc. En fait, la particularité des péchés capitaux c’est qu’ils peuvent s’engendrer les uns les autres dans un cercle vicieux.

Parler de "péché capital" pourrait faire croire à tort qu’ils sont tous équivalent dans le mal. Existe-t-il une hiérarchie des péchés capitaux ? Alors que les stoïciens pensaient que c’est déjà commettre tout le mal que d’accomplir une seule action mauvaise, les théologiens chrétiens pencheront plutôt du côté d’Aristote. Les péchés ne sont pas tous équivalents. La distinction entre "péché véniel" et "péché mortel" est déjà une classification hiérarchique. On le verra, mais il y a des péchés capitaux plus graves que d’autres.


III. Comment sont nés les péchés capitaux ?


Si le terme de "péché capital" date des XIIe/ XIIIe siècle, leur apparition est beaucoup plus précoce. Au IVe siècle, un moine grec, Evagre le Pontique, parlait des « huit mauvaises pensées » (c’est d’ailleurs le titre de son traité).

Comme Evagre, de nombreux moines se réfugient dans la solitude du désert pour être plus près de Dieu et se préserver du péché suscité par les activités de la ville et la compagnie des hommes. Certes, dans le désert, le péché n’a pas les conditions objectives pour s’extérioriser mais il n’est pas moins présent. Car, comme dit plus haut, le péché commence avec l’intention de le commettre. Le thème des tentations chez les Pères ermites du désert est en effet assez commun. Les péchés y sont décrits tantôt comme des pensées vicieuses issues de l’âme du pécheur, tantôt comme des esprits malins tourmentant le moine dans sa prière.

Mais c’est le pape Grégoire le Grand, à la fin du VIe siècle, qui énonce dans Les Morales sur Job la première véritable liste "canonique", officielle, des sept péchés capitaux. Le XIIe siècle marque un tournant : le IVe concile du Latran, en 1215, rend obligatoire à tous les fidèles la confession des péchés une fois par an. La pratique de la confession rend nécessaire une meilleure connaissance des péchés, tant pour les fidèles que pour les prêtres.

L’aveu des péchés est obtenu par un véritable interrogatoire effectué à partir de la classification de Grégoire le Grand : Superbia (l’Orgueil), Invidia (l’Envie), Ira (la Colère), Acedia (la Paresse), Avaritia (l’Avarice), Gula (la Gourmandise), Luxuria (la Luxure).


IV. Les péchés capitaux


1. L'Avarice


Un glissement sémantique rend difficile une approche historique du péché dit "d’avarice". Ce que le Moyen-Age appelait "avaritia" désigne en réalité tout péché en rapport avec l’argent, et non "l’avarice" au sens moderne du mot (le contrôle mesquin de ses dépenses qu’on nomme aussi "ladrerie"). En effet, le mot "avare" dérive du latin "avere", qui signifie "désirer avec avidité".

Ainsi, ce péché renvoie tout d’abord à la cupidité, au désir d’amasser le plus d’argent possible. Thomas d’Aquin dira que c’est parce qu’un bien universel est plus désirable qu’un bien particulier que l’argent attise tant les convoitises.

L’avaritia étant un péché d’argent, elle pouvait donc prendre des formes très différentes, comme la simonie (le trafic des biens spirituels, tel le rachat des péchés contre espèces sonnantes et trébuchantes) ou plus simplement le banditisme de grand chemin. Si l’usure (le prêt à intérêt) était condamnée au Moyen-Âge, c’était aussi comme péché d’avarice. Prêter à intérêt, c’était spéculer sur le temps, faire de celui-ci la matière d’un gain d’argent. Le temps étant la propriété de Dieu, spéculer sur celui-ci était une usurpation.

Certains théologiens ont même élargi le péché d’avarice au-delà de la sphère de l’argent. Robert Grosseteste au XIIIe siècle dénonçait les érudits ne voulant pas partager leurs savoirs et leurs doctrines comme des avares. Saint Augustin, quant à lui, distinguait une avarice particulière, l’amour de l’argent, de sa forme générale, l’amour démesuré des biens temporels et périssables.

Ainsi, on peut faire de l’avarice une forme d’idolâtrie, rappelant l’épisode du veau d’or dans la Genèse. Car l’idolâtrie est l’oubli de Dieu et la soumission à une divinité inférieure, symbolisée par Mammon, la puissance diabolique de l’argent.

L’avarice s’oppose frontalement à la vertu théologale de charité, qui implique la notion de don. La charité se communiquait du créateur aux créatures et des créatures entre elles. En rompant cette chaîne charitable des êtres, l’avare se met à la fois en retrait du monde divin et humain.

Ainsi, de nos jours, l’avarice n’est plus envisagée que par le prisme de la ladrerie, la cupidité ayant été complètement occultée. Peut-être est-ce parce que celle-ci est devenue un trait saillant du monde moderne…


2. La Paresse


De nos jours, nous comprenons la paresse par une absence d’énergie au travail. En réalité, ce sens n’apparaît probablement qu’à la Renaissance, sous l’influence culturelle de la Réforme. Le Moyen-Âge n’accordait pas au travail l’importance et la valeur que nous lui donnons.

La "paresse" est désignée sous le terme d’acedia, un mot dont le sens est difficile à restituer en français. L’acédie signifie littéralement une acidité, une aigreur du goût spirituel. C’est le vice de celui qui renâcle à accomplir ses devoirs religieux. L’acédie est un peu au domaine spirituel de ce qu'est la "paresse" au domaine corporel. Il y aurait une "acédie" du corps et de l’esprit.

Si la contemplation des choses divines est synonyme de joie et d’extase pour le fidèle, on comprend que l’acédie renvoie au contraire à la tristesse et à la mélancolie. "Tristesse" n’est peut-être pas le bon mot : si elle est un affect éphémère et superficiel, l’acédie est beaucoup durable et intense. Elle se rapprocherait alors plus du désespoir et de l’accablement. Une sorte de dépression de l’âme. L’acédie s’oppose donc principalement à la vertu théologale de l’espérance. Il n’était pas rare, dans l’iconographie médiévale, que la paresse soit incarnée par un pendu, symbole énigmatique pour nous.

Dans le droit fil de la morale antique, les religieux ne valorisaient donc pas n’importe quel type d’activité. Les grecs, par exemple, louaient le "loisir studieux", gratifiant pour l’esprit et permettant de former un homme accompli. Il implique un effort qui n’est pas vain et portant ses fruits dans le temps. Cette activité libre était définie comme skholè (qui donnera "école") et s’opposait au travail servile effectué par des esclaves. En latin le mot donnera otium. Les gens affairés, qui s’adonnent littéralement au negotium, étaient comparés à des « paresseux agités » par le stoïcien Sénèque. N’est-ce pas proprement ne rien faire que de se disperser en tous sens, sans jamais savoir pourquoi on agit ? L’homme religieux y verra un gaspillage coupable du temps donné par Dieu.

On comprend qu’avec le passage de la vie monastique à la ville, la métamorphose du sens de la paresse fût inévitable : le manque d’effort et d’empressement pour les affaires spirituelles n’a pas la même signification pour un moine que pour un bourgeois. Métamorphose d’autant plus accentuée par la Réforme qui réhabilitera le travail. Le paresseux n’est plus stigmatisé pour avoir oublié ses prières mais pour n’avoir pas accompli son devoir social, qui est de travailler.


3. La Gourmandise


La gourmandise ? Comment ce péché mignon pourrait-il être un péché capital ? Comment croire qu’un bon vivant, adepte des réjouissances de la table, puisse être promis à la damnation ? Les enfants eux-mêmes, symboles de l’innocence, ne sont-ils pas tous gourmands ? La gourmandise semble être le plus pardonnable des péchés capitaux.

Pourtant, jusqu’à l’époque moderne, la gourmandise fût l’objet d’une condamnation quasi générale - de l’hédonisme d’Epicure, à l’ascétisme religieux, en passant par la tempérance des stoïciens. Il faut bien avoir à l’esprit que les sociétés anciennes vivaient sous la menace constante de la disette. Dans un contexte de pénurie menaçante, le gourmand apparaissait comme l’égoïste par excellence, l’homme dépourvu de charité. Inversement, le don de nourriture était la plus belle des aumônes.

Les philosophes apporteront des arguments supplémentaires à cette condamnation : le gourmand est celui qui a perdu la maîtrise de son corps, qui est sous l’emprise de la partie irrationnelle de son âme. D’ailleurs, à la différence des autres péchés capitaux, la gourmandise s’incarne dans le corps tout entier.

Péché des sens par excellence, la gourmandise attirait la suspicion car elle était vue comme un préalable à la luxure. « Rien de plus scandaleux que celui qui s’empiffre dans son coin […] il ressemble à celui qui se masturbe. ». Avec la luxure, elle est le seul péché capital qui semble entièrement charnel.

Si pour beaucoup de théologiens le péché originel fût un péché d’orgueil, certains au Moyen-Âge en feront une autre lecture : en mangeant le fruit défendu, le premier couple humain commis un péché de gourmandise. Malum, en latin, signifie à la fois le mal et la pomme, indice pour les gens de cette époque d’une parenté profonde entre la gourmandise et le péché. D’ailleurs, la Bible témoigne de plusieurs désastres dus à la nourriture (Esaü cédant son droit d’aînesse pour un plat de lentille ou Loth, ivre, ayant des rapports incestueux avec ses filles).

Il ne faut pourtant pas limiter le péché de gourmandise à l’excès de nourriture absorbée, à la gloutonnerie. Ainsi, le pape Grégoire le Grand distingue plusieurs "facettes" de la gourmandise outre l’excès, comme le fait de rechercher avec exagération des plats raffinés ou une préparation soignée. La gourmandise relève finalement d’une attention excessive accordée à la nourriture. Jésus n’a-t-il pas dit que ce n’était pas tant ce qui entrait que ce qui sortait de la bouche qui importait ? La levée des interdits alimentaires religieux traditionnels par le christianisme peut être interprétée dans ce sens.

L’apparition des mots "gourmet" et "gastronomie" à la Renaissance marque une inflexion. C’est peut-être le père de la philosophie gastronomique moderne, Anthelme Brillat-Savarin, qui contribua à disculper la "gourmandise" en la différenciant de la voracité. Dorénavant, la gourmandise est au goût ce que la galanterie est aux manières. Pour nous modernes, il y a autant de différences entre la gourmandise et la gloutonnerie qu’entre l’érotisme et la pornographie.


4. La Colère


Voici un péché qui dépasse amplement le cadre de ce que nous entendons communément par "colère". Par ce mot, le Moyen-Âge désignait aussi la haine, la cruauté et la violence. En effet, le terme de "colère" est ambigu. Car si la colère peut posséder ses raisons et être légitime en son ordre, ce n’est pas le cas de la haine. Pour disqualifier un contradicteur il est commun de faire passer sa colère pour de la haine (ou de la peur). Inversement, la haine peut se cacher derrière des motifs apparemment nobles appartenant à la colère (telle la justice) comme l’avait noté Nietzsche.

Ainsi, beaucoup de théologiens, suivant Aristote et Platon, diront que la colère, comme passion de l’âme, n’est pas mauvaise en soi mais doit être réglée selon la raison. Pour Platon, la partie irascible de l’âme doit être dirigée par sa partie rationnelle, de même que dans la cité idéale le courage et la violence des soldats doit être sous le contrôle de l’intellect des penseurs. Il y aurait donc une "bonne" et une "mauvaise" colère. On lit dans les psaumes « Mettez-vous en colère, mais sans péché ».

Un des textes médiévaux les plus célèbres s’intitule Dies Irae, "Jour de colère", et évoque le jour du jugement dernier. La colère divine est l’expression d’une justice suprême. Jéhovah est donc bien souvent un Dieu de colère, et si Jésus est venu adoucir la justice Judaïque on peut se rappeler l’épisode où il chasse les marchands du Temple. Lactance, apologète chrétien, remarque très justement qu’un Dieu dépourvu de colère serait sans amour pour les hommes, rabaissé au rang des divinités indifférentes et lointaines des épicuriens.

Par son aspect négatif, la colère est l’expression symbolique du désir de destruction. Le meurtre et le suicide peuvent être ses manifestations. C’est aussi le péché capital le plus fécond en péchés de parole. Elle engendre bien souvent l’impudicité : une fresque de Giotto représente la colère sous les traits d’une femme qui déchire son vêtement et dévoile sa poitrine. En effet, la colère se manifeste ouvertement et physiquement par des mimiques et des attitudes obscènes.

De nos jours, la colère est victime d’un refoulement. Norbert Elias, dans La civilisation des mœurs, avait illustré ce processus de contrôle et d’effacement de la colère dans les sociétés modernes. La vie de cour, au XVIIe siècle, exige que les individus maitrisent et contrôlent leurs émotions (dont le trop-plein sera déversé à l’occasion des spectacles). Désormais, la colère signifie l’énervement et la mauvaise humeur.


5. La Luxure


Les contemporains se plaisent à imaginer les époques anciennes comme des temps austères de puritanisme et d’ascétisme. Ce fait, cumulé au cliché d’un christianisme "ennemi" de la vie, du corps et des plaisirs, explique que dans l’imaginaire collectif, la luxure représente LE péché capital par excellence. L’homme moderne a fini par se persuader que la morale de ses prédécesseurs s’ordonnait autour de la braguette.

Georges Bernanos s’amusait de cette projection naïve dans le passé d’obsessions bien actuelles, notre époque étant appliquée à « répandre l’image absurde du prêtre exclusivement consacré à la garde des pucelages. C’est d’ailleurs ce rôle que paraissent assumer dans la société américaine les pasteurs presbytériens ou méthodistes […] en attendant qu’une meilleure organisation des services de prophylaxie vénérienne et d’hygiène mentale rende leur ministère inutile. »

Pourtant, le Moyen-Âge considérait l’avarice comme plus vile que la luxure et l’orgueil comme beaucoup plus grave qu’elle. Avant le XIXe, il n’est pas rare que les agnostiques, les "libertins" ou les païens soient plus rigoristes en matière de sexualité que les chrétiens. C’est d’ailleurs sous l’influence du symbolisme païen que la nudité acquiert une connotation sexuelle (disparition progressive des baptêmes d’hommes et de femmes entièrement nus et même des crucifix exhibant le Christ nu). On peut aussi mentionner que la luxure n’occupe que le deuxième des neuf cercles de L’Enfer de Dante.

Cela dit, depuis ses origines, le christianisme a tout de même dramatisé la sexualité par plusieurs interprétations philosophiques. Par exemple, Saint Augustin y voit la modalité de transmission du péché originel. Depuis la faute d’Adam, la concupiscence a remplacé la volonté : par conséquent, le corps désobéit à l’âme. Il faut aussi mentionner l’influence d’une philosophie qui met l’accent sur la "nature", c’est-à-dire le but (la cause finale) des actions et des organes. En effet, "luxure" vient du verbe latin luxare qui signifie disloquer, démettre, déboîter (comme la luxation). Est donc "luxure" ce qui excède ou esquive, dans l’activité sexuelle, l’activité reproductrice. Elle est une dissociation perverse de la fin et des moyens.

Les théologiens différenciaient dix espèces de luxure, dont trois "contre-nature" : la sodomie, l’onanisme et la zoophilie. Notons que le Moyen-Âge percevait la sexualité par le prisme des actes et non de l’identité (il existait des comportements homosexuels ou hétérosexuels mais pas de personne homo ou hétéro). Luxure aussi sont la fornication (commerce des prostituées), le stupre ou encore l’adultère. Mais dans l’ensemble, l’Eglise fait preuve d’une relative mansuétude dans l’application des interdits sexuels, contrastant avec l’intransigeance pour l’usure.

De nos jours, la dissociation de la sexualité par rapport à la procréation, mais aussi la promotion de la sexualité comme facteur d’épanouissement personnel et marqueur identitaire a renversé complètement le jugement de valeur sur la "luxure". La liberté ne réside plus dans le fait de résister à ses pulsions mais d’y céder. Désormais, une sexualité fantaisiste et inventive ne s’interdit plus que le crime (pédophilie, viol). La "luxure" renvoie alors au luxe, à l’abondance, a la profusion. Non pas à la luxation mais à la luxuriance. De manière plus cynique, on pourrait faire remarquer qu’un interdit représente toujours un frein pour l’expansion et la consommation des marchandises…


6. L'Envie


« C’est par l’envie du diable que la mort fait son entrée dans le monde, et sont mis à l’épreuve ceux qui partagent son lot » lit-on dans le livre de la Sagesse. Péché du diable, l’envie est aussi son instrument : par elle, le serpent crache son venin dans le cœur de l’homme. C’est le seul péché capital à être explicitement interdit dans les Dix commandements : « Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain, tu ne convoiteras ni sa femme, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, ni rien qui lui appartienne. » C’est aussi par l’envie que fût accompli le premier meurtre (Caïn envers Abel) et que Jésus fut dénoncé par Judas et livré à Pilate.

Invidia, en latin, signifie l’action de porter son regard sur. Contrairement aux autres péchés, l’envie ne se manifeste par aucun comportement avéré, sauf peut-être par le regard. Dans Le Purgatoire de Dante, on comprend pourquoi les envieux ont les yeux cousus avec un fil de fer. « Passion triste » selon Spinoza, l’envie consiste à s’attrister du bonheur des autres ou à se réjouir du mal qui leur arrive.

Christian Godin nous conte l’histoire d’un roi qui accorde à deux hommes, un avare et un envieux, un vœu. Comme tout conte, il y a une condition : l’un des deux choisira selon ses désirs, tandis que le second aura le double de la part du premier. L’avare, désirant plus que l’envieux, choisit de répondre en second. Après réflexion, l’envieux demande qu’on lui arrache un œil… Contrairement à la majorité des péchés capitaux, la joie que l’envie procure est intrinsèquement maligne et perverse.

Pourtant, à la différence des contes, les souhaits des envieux sont souvent impossibles à satisfaire. Dans ce cas, à la différence des autres péchés, il ne procure aucune espèce de plaisir. L’envie est à elle-même son propre châtiment. En effet, le paresseux jouit au moins de ne rien faire, le luxurieux de sa jouissance, l’avare de son argent, le gourmand de ce qu’il mange, l’orgueilleux et le colérique de leur sentiment de puissance.

Certains théologiens ont distingué une envie-émulation d’une envie-ressentiment. Plus près de nous, Tocqueville, en sociologue, avait remarqué que les américains réagissaient à l’envie par l’émulation et les français par le ressentiment. Mais l’envie-émulation est-elle encore de l’envie ou un simple désir ? Car si le désir sait s’accommoder provisoirement du manque et tire parti d’une certaine admiration, l’envie exige une satisfaction immédiate dont l’impossibilité se traduit par la haine. L’envie est antithétique de l’admiration, affect pourtant indispensable à la structuration morale de l’homme.

Si l’admiration et l'honneur sont des sentiments aristocratiques, Tocqueville avait deviné que l’envie est le mal qui ronge la démocratie. Dès lors que l’égalité a été proclamée, Pourquoi lui et pas moi ? s’indigne le démocrate. « En proclamant l’égalité de tous, on a promulgué la déclaration des droits de l’Envie », disait Balzac. De l’homme du ressentiment de Nietzsche à la théorie du désir mimétique de René Girard, l’envie est une clé incontournable pour qui souhaite déchiffrer notre époque. Plus troublant, l’envie semble être à la fois le moteur du capitalisme et de l’anticapitalisme. L’antique sagesse populaire recommandait de se contenter de ce que l’on possède. Incompatible avec la concurrence en régime capitaliste, cette sagesse est aussi brocardée comme légitimant les ordres sociaux les plus injustes.


7. L'Orgueil


L’antiquité avait pressenti le péché d’orgueil. Par exemple, le théâtre tragique grec est structuré par la lutte entre l’hubris (la démesure) du héros et son Destin. L’hubris des grecs devenant ensuite l’orgueil des chrétiens, Dieu remplaçant la figure du Destin. Le christianisme n’a donc pas inventé l’orgueil mais bien plutôt la vertu qui lui est opposée, l’humilité. L’étymologie renvoie à humus signifiant la terre. L’humble habite la terre alors que l’orgueilleux s’élève dans les cieux. La terre accumule les déchets, tels les péchés, mais elle peut aussi devenir fertile par l’action de la lumière - la grâce divine.

L’orgueil est à la tête de tous les péchés : « Le commencement de tout péché, c'est l'orgueil » déclare l’Ecclésiastique. La Bible décrit ainsi le péché de Lucifer : « Je hausserai mon trône au-dessus des étoiles de Dieu ». Effectivement, Thomas d’Aquin fera remarquer que le péché d’orgueil est le seul qui soit compatible avec la nature spirituelle d’un ange. C’est le péché propre aux grands esprits, ainsi « corruptio optimi pessima » (la corruption du meilleur engendrant le pire). L’orgueil est aussi l'origine du péché originel par lequel l'homme ramène à sa hauteur relative le bien et le mal.

En voulant prendre la place de Dieu, l'orgueilleux refuse sa condition d’être créé, c'est-à-dire tout ce qui est "donné" dans sa condition. C'est le péché de celui qui attribue ses qualités à ses propres mérites, oubliant qu’elles sont des dons de Dieu.


Dans la majorité des cas, le pécheur se détourne de Dieu par ignorance, par faiblesse ou par désir d’un autre bien. Mais seul l’orgueilleux refuse explicitement l’aide de Dieu.« Tous les vices fuient loin de Dieu, mais seul l'orgueil s'oppose à Dieu » dira Boèce. Grégoire le Grand et Thomas d’Aquin iront même jusqu’à retirer l’orgueil de la liste des péchés capitaux, le considérant comme le Roi et Père de tous les péchés.

L’orgueil génère un double mouvement paradoxal, qui pousse vers le haut et entraîne vers le bas (la chute). Ainsi, « Qui veut faire l’ange, fait la bête » (Pascal) et « Aspirer à plus d’être, c’est déchoir de son être. » (Saint Augustin). Le supplice de la roue est la peine qui attend l’orgueilleux dans l’iconographie médiévale.

L’époque moderne aura réhabilité l’orgueil. Giordano Bruno, par exemple, interprétait le geste d’Adam comme un acte de bravoure comparable à celui de Prométhée volant le feu aux dieux. L’orgueil était pour lui une passion de connaissance (la libido sciendi dont se méfiait tant Saint Augustin), nous rapprochant de Dieu. En accord avec ses positions métaphysiques infinitiste, le véritable orgueil était pour lui de croire que l’homme était une créature à l’image de Dieu, alors qu’il ne jouit d’aucun privilège.

De même, Descartes traite positivement de l’orgueil (sous le nom de « générosité »). La mise en place du "sujet" moderne, caractérisé par l’estime de soi, la liberté, la responsabilité, etc. naît de la libre volonté personnelle, conçue comme un absolu autonome (pour Descartes la volonté est infinie, elle est l’image de Dieu en l’homme). D’un point de vue médiéval, c’est une forme d’orgueil.

A partir du XVIIIe siècle, l’orgueil, comme tous les péchés capitaux, sera réhabilitée comme utile à l’échelle globale de la société. Bernard de Mandeville, un des pères du libéralisme – les vices privés font la vertu publique – dira de l’orgueil qu’elle est la qualité la plus profitable à la société. Le romantisme, même s’il représente une réaction nostalgique à la modernité, exaltera aussi l’orgueil comme une expression du génie créateur. Il fera de Satan et Prométhée des figures pathétiques.


Conclusion


La psychologie a beaucoup reproché à la morale chrétienne d'être centrée sur le péché. Elle entretiendrait une culpabilité morbide par la crainte du châtiment. En réaction, on a eu tendance – même dans les milieux religieux - à vouloir construire une morale "sans péché" (?), quand on n’a pas tout bonnement supprimé ce mot du vocabulaire. Pourtant, à mettre le nez dehors, à écouter les médias, il ne semble pas que la réalité du péché soit contestable.

On a pu croire, au XIXe siècle, qu’au fond l’homme était bon et que les progrès des sciences et des techniques - favorables à l’épanouissement humain - auraient raison du péché. Comme s’il était impossible de choisir le mal volontairement, que celui-ci résultait mécaniquement d’un manque de connaissance ou bien d’un environnement matériel, social ou politique inadéquats. Sans nier les multiples influences s’exerçant sur sa liberté, le christianisme a toujours su que le mal se loge au fond du cœur de l’homme.

Si le nom de Jésus signifie "Dieu sauve" en hébreu, de quoi pourrait-il nous sauver, sinon du péché ? C’est par le péché que se manifeste la grâce divine, car « Là où le péché abonde, la grâce surabonde », disait Saint Paul. S’il a été beaucoup question du péché dans ce texte, de la volonté de ne pas l’occulter, il n’y a pas de doute sur la prééminence de la grâce. Celui qui accorde exclusivement son attention au péché ressemble un peu à un homme qui écarterait la lumière sous prétexte de mieux étudier un lieu obscur.


Les maîtres modernes de la science éprouvent l'impérieux besoin de commencer toute enquête par un fait. Les anciens maîtres de la religion […] commençaient par la constatation du péché - un fait d'ordre aussi pratique que les patates. Des eaux miraculeuses pouvaient-elles ou non laver l'homme ? On pouvait en douter ; ce qui du moins ne faisait aucun doute, c'est que l'homme avait besoin d'être lavé. Mais certains chefs religieux […] ont commencé de nos jours à nier, non pas la très discutable eau miraculeuse, mais l'indiscutable souillure. […] S'il est vrai […] qu'un homme peut trouver un plaisir exquis à écorcher un chat, le philosophe religieux ne peut en tirer qu'une des deux conclusions suivantes : il doit ou bien nier l'existence de Dieu, comme le font tous les athées ; ou bien nier l'union présente entre Dieu et l'homme, union à laquelle croient tous les chrétiens. Les nouveaux théologiens, eux, semblent croire que c'est une solution hautement rationnelle de nier le chat.
( G.K. Chesterton)

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le 29 janv. 2025

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