Que serais-je sans toi, épisode 12/12
[Avertissement : cette critique est le douzième et dernier épisode d’une étude sur Que serai-je sans toi ? de Guillaume Musso. Pour plus de clarté sur le projet :
http://www.senscritique.com/liste/Musso_parce_qu_il_le_vaut_bien/500931
III. Le roman, vision de l’homme et vision du monde.
B. Mise en abyme
Qu’il nous soit permis, pour achever cette étude, d’analyser à sa juste valeur les strates d’un texte qui n’a pas fini de nous surprendre.
Au fil de la lecture apparaissent en effet de curieuses mentions que nous ne pouvons considérer comme dues au hasard.
Les voici : (nous mettons entre crochets)
« - Il me semblait déjà voir en elle la femme qu’elle est devenue plus tard.
- Ça, [c’est seulement dans les romans] et dans les films, papa…
- Ça arrive parfois dans la réalité, assura-t-il. » (pp. 212-213)
« - Ça ne te fait pas peur ?
- Non, assura Martin. De toute façon, je n’ai plus rien à perdre.
Archibald secoua la tête. [Il ne goûtait guère ce genre de remarques définitives] » (p. 228)
On pourrait donc penser que ce personnage a bien meilleur goût en matière de littérature que son propre auteur.
Gabrielle, elle aussi, se pique d’un certain raffinement en matière de langage :
« - Je croyais pourtant que tu étais différent des autres, que tu étais au-dessus de ça !
- Au-dessus de quoi ? Tu m’as brisé le cœur, Gabrielle !
- Non, Martin, c’est toi tout seul qui as bien voulu te le briser ! En le faisant, tu as aussi brisé le mien.
- Ne renverse pas les rôles [avec tes tirades de roman], s’il te plaît ! » (p. 185)
« Elle repensait parfois à ses cours de philo sur le langage. C’est dans les mots que nous pensons, disait Hegel, car le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie. (1)
Pourtant, [de plus en plus, les mots sonnaient creux] dans la bouche des hommes qui l’approchaient. La plupart lui [sortaient le même baratin, les mêmes codes], les mêmes rendez-vous foireux ; les mêmes textos [laconiques, creux et sans imagination.] » (p. 164)
(1) Hegel, oui, Hegel. Et sur le langage, qui plus est… En matière d’érudition, nous avions gardé le meilleur pour la fin.
Personnage finalement perspicace et d’une sagacité rare, elle ira jusqu’à interroger les propres ressorts de la fiction dans laquelle on l’embarque :
« - Cette nuit, j’ai lu beaucoup de choses sur mon père, confia Gabrielle. Ça fait longtemps que tu cherches à l’arrêter ?
- Plusieurs années.
- Et ça ne t’a pas semblé bizarre ?
- Quoi donc ?
- Que l’homme que tu traques depuis des années soit justement mon père…
Martin fronça les sourcils (1) La question l’avait tenu éveillé toute la nuit (2). C’est vrai qu’il était difficile de croire au simple hasard, mais pouvait-il y avoir une autre explication ? » (p. 192)
(1) Attention, Martin va réfléchir
(2) Martin met du temps, souvenez-vous.
Ainsi, plusieurs passages évoquent le langage creux, les répliques formatées et les coïncidences douteuses d’une intrigue artificielle.
…Hasard ?
Nous voilà devant un troublant paradoxe.
Trois possibilités s’offrent à nous, résultantes de la question traditionnelle de tout impétrant à la lecture analytique : l’auteur a-t-il vraiment pensé à tout ça ?
1. Non : M. Musso ne verrait dans notre relevé qu’un pur hasard, et des mots appliqués à ses personnages sans valeur supplémentaire que celles de leurs réplique. Après tout, le fait qu’on reproche à quelqu’un qu’il s’exprime par clichés est aussi un cliché, non ? De ce fait, les mentions ne seraient à lire qu’au premier degré.
2. Non, du moins consciemment. Rongé par la culpabilité de livrer au lectorat une littérature d’aussi piètre qualité, M. Musso laisserait transparaitre malgré lui une angoisse quant à la légitimité de sa prose.
3. Oui. S’il était conscient de la mise en abyme que dessinent ces divers extraits, M. Musso ferait preuve d’un cynisme assez jubilatoire, résolvant la question de la valeur littéraire et implicite de son texte. Oui, nous dit-il, j’ai la capacité de crypter mon texte et d’y glisser de subtiles attentions, et je pousse le vice jusqu’à y révéler que je suis conscient de l’ineptie de mon écriture. Soit une écriture inepte qui recèle en creux une révélation de son ineptie et de ce fait même se révèle plutôt intelligente.
Si l’on opte pour cette dernière solution, M. Musso est un génie, et l’on pourrait voir d’autres mentions susceptibles de renvoyer à une métaphorisation de son œuvre. Ainsi de la description de son purgatoire pour les comateux, que nous considérons comme une incisive, pertinente et lucide définition de son roman, et sur laquelle nous achèverons notre étude :
Comme celui de Hong-Kong, l’aéroport semblait émerger d’une île artificielle. Tout y était épuré, moderne, trop neuf, telle une construction attendant son inauguration. (p. 267)
Fin de l'étude.
L'intégrale : http://www.senscritique.com/liste/Musso_parce_qu_il_le_vaut_bien/500931