Dernière comédie carnavalesque de Shakespeare, « Comme il vous plaira » signe la fin d'une période de jeunesse. On vous dira que cette pièce n'est pas importante, qu'il s'agit tout bonnement d'une espèce de pause récréative avant la création des grandes tragédies comme « Hamlet »... Et c'est vrai qu'une lecture superficielle de cette oeuvre confirme cette impression: le scénario, inspiré en majeure partie par le « Rosalynd » de Lodge, ne vole pas bien haut, et le marivaudage qui prévaut dans plus de la moitié de la pièce répète pas mal les anciennes comédies de Shakespeare. Mais si je vous disais que, bien plus qu'une simple pause, nous avons là l'aboutissement de la réflexion que porte l'auteur sur toute sa production théâtrale de jeunesse ? Une ultime rétrospective sur sa première période avant d'aborder l'an 1600 et les oeuvres qui le feront définitivement entrer dans la postérité...


Le cycle des pièces que sont « Roméo et Juliette », « Le Songe d'une Nuit d'Eté », «  Le Marchand de Venise » et «  Beaucoup de bruit pour rien », souvent réduites à des parangons d'histoires d'amûûr, en sont en fait une immense démystification ! Shakespeare se moque du pétrarquisme, du maniérisme et de l'absolutisation de la femme, vue comme une déesse intouchable dans sa perfection. Il use et abuse des codes de l'amour courtois de son époque (qu'il connait sur le bout des doigts pour les avoir lui-même pratiqués dans ses sonnets), mais dans l'unique but de les triturer, les autopsier et, finalement, les retourner vers leurs propres contradictions, dans le plus pur esprit baroque où le monde est un théâtre et le théâtre un moyen d'illumination par la confrontation de tous les contraires.


Prolongeant le travail de l'Arioste dans son « Roland Furieux », Shakespeare décortique les dangers de l'illusion amoureuse, porteuse de mort dans ses extrêmes et invite à revoir la femme comme un être d'action et donc d'imperfection. De là l'importance toute particulière de Rosalinde, héroine aussi diserte que frondeuse, mais avant tout profondément positive. Le cadre lui-même se prête aux vérités: la forêt, lieu de tous les miracles, où les classes sociales s'effacent dans cette nature retrouvée, loin des complots de la cour et de la civilisation. Un esprit païen, carnavalesque, célèbre une ultime fois chez Shakespeare l'inversion de toutes les valeurs, le chaos ludique qui précède l'ordre retrouvé. L'idéal chrétien ne s'atteint qu'en passant par les rites païens...


Alors oui, l'écriture de Shakespeare a déjà été meilleure (quelques passages d'humour sont aujourd'hui devenus incompréhensibles, même des spécialistes) et ses personnages plus travaillés. Il n'empêche que sa réflexion a rarement été aussi pertinente depuis « Roméo et Juliette », oeuvre si subtile que beaucoup de gens l'appréhendent comme l'exacte contraire de ce qu'elle est vraiment.


A lire de préférence dans la traduction pleine de vie d'Yves Bonnefoy, aux éditions « Le Livre de Poche ». Pas de texte bilingue, malheureusement, mais la meilleure préface qu'il m'a été donné de lire jusqu'à présent sur le théâtre shakespearien.

Amrit
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le 20 avr. 2014

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Amrit

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