Maupassant a tué Guy des Cars

Guy des Cars jouissait déjà d'une grande notoriété quand je l'ai découvert à l'âge de dix-sept ans. En l'espace de quelques mois, à côté d'autres lectures dont je parlerai plus loin, me sont passés entre les mains quatorze, peut-être quinze de ses romans, des romans qui avaient su me captiver au-delà de l'imaginable. Pourquoi ? Tout simplement parce que leur auteur, avec une plume assez commune, possédait au plus haut point le sens de l'intrigue. De page en page, je brûlais ainsi de connaître la fin de l'histoire et ne pouvais détacher mes yeux du nouveau chapitre qui s'offrait à moi. Qu'allait-il se passer ? A quelle épreuve inédite, inattendue, inconcevable serait exposé le héros de mon livre ? Tous les scénarios se bousculaient dans ma tête à un rythme vertigineux. Et si je m'étais fourvoyé ? Et si un des personnages se livrait à un jeu trouble ? Et si quelque protagoniste aux trois-quarts oublié s'apprêtait à reparaître ? Tenu en haleine, je me laissais guider par l'écrivain en rêvant de percer ses secrets. A la même période de ma vie, je me mis à dévorer un ouvrage de Guy de Maupassant intitulé "Bel-Ami". Puis deux, puis trois, puis vingt de ses nouvelles. Le choc fut à la fois rude et stimulant. L'étoile du premier pâlissait à vue d'œil tandis que j'entrais plus avant dans l'œuvre du second. Plus fine, plus subtile, l'intrigue avait une autre saveur, un autre réalisme. Admirablement campés, les personnages du grand Guy étaient dotés d'une force, d'une épaisseur contre lesquelles ceux de Guy des Cars ne pouvaient en rien rivaliser. Confusément d'abord, distinctement ensuite, leur psychologie m'apparut tellement plus profonde, tellement plus incarnée, tellement plus fondue dans le cœur du récit. Avec le temps, les stéréotypes dans lesquels se complaisait celui que des critiques malveillants décrivaient comme un écrivain de gare, me sautaient aux yeux. Pis encore ; le style de Maupassant éclipsait le sien. L'incroyable technique narrative, l'intense vie donnée aux dialogues, la poésie émaillant sa prose, tout creusait un abîme entre les deux Guy. A la façon d'un amoureux trahi, j'en conçus une vraie tristesse. A dix-huit ans à peine, j'abandonnais alors pour toujours le cher Guy des Cars sans l'ombre même d'un regret. Quelle ingratitude ! Mon Dieu ! Maupassant l'avait bel et bien tué.

ThierryCabot
10
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le 20 nov. 2022

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