La littérature de Laurent Gaudé, c'est une littérature de la prise de parole, de la voix. D'abord sur la scène du théâtre : on oublie trop souvent que le théâtre constitue une part essentielle de la bibliographie de Gaudé. Puis dans ses romans, qui sont souvent constitués de témoignages imbriqués, de paroles enchevêtrées.
Du coup, il était tout naturel que l'écrivain, un des plus grands en France actuellement, se tourne aussi vers un genre oral par excellence, la poésie. Sa poésie, d’ailleurs, offre à nouveau une grande place à l’oralité, à la déclamation. Mais surtout la question de la voix, de la parole, est essentielle au recueil. Gaudé se met clairement en position d’être la voix des sans-voix, de porter la parole de ceux que l’on n’entend pas, que l’on n’entend plus ou que l’on n’a peut-être même jamais écoutés. Le poète a une mission claire : mettre à la lumière les situations intolérables vécues par les différents peuples au fil du temps. Sa poésie n’a pas de frontières, ni géographiques ni chronologiques. Il est constamment aux côtés de victimes martyrisées, que ce soient des Kurdes, des esclaves, des migrants parqués à La Grande Synthe ou des victimes de terrorisme.
Il est aussi celui qui fait sortir de l’oubli. Celui qui perpétue la mémoire. Dans le deuxième poème du recueil, Le Chant des sept tours, il symbolise notre oubli (bien pratique) des horreurs de l’esclavage par un arbre ; les esclaves tournaient autour pour disparaître des mémoires, et le poète fait le tour en sens inverse pour recueillir tous les souvenirs, tous les noms, toutes les souffrances de millions de personnes arrachées à leurs racines et enchaînées…



« De partout sortent des souvenirs, Cris, Chants, Appels de la mère à
l’enfant, Promesses, Noms des dieux, Des villages, De partout, La
mémoire qui rayonne, Douloureuse mais fière Qui dit simplement qu’ils
ont été Hommes et femmes écrasés, coupés, soumis »



Avec ce recueil, Laurent Gaudé se propose de poser les yeux « sur tous ceux qui vivent et meurent dans l’indifférence du temps ». Il s’agit de se faire porte-parole des vaincus, de ceux qui doivent fuir, de ceux qui sont massacrés. Sa poésie prend du coup une forte dimension politique. Gaudé n’est pas seulement que le gardien de la mémoire des peuples, il est aussi l’accusateur, aussi bien des tortionnaires que de ceux qui préfèrent regarder ailleurs.



« Maudits soient les hommes qui prient Dieu avant de tuer »



écrit-il dans « Le serment de Paris », poème final centré sur un thème essentiel à la bibliographie de Laurent Gaudé : la survie, le retour à la vie après la mort (voir les romans La porte des enfers ou surtout le magnifique Danser les ombres).
Le poème qui donne son titre au recueil, De Sang et de lumière, le plus autobiographique, se fait aussi accusateur de l’Europe, cette Europe à laquelle Laurent Gaudé est fortement attachée (comme le montre son livre Nous, L’Europe) tout en déplorant qu’elle soit devenue un lieu de frilosité et de repli sur soi, une forteresse où des privilégiés vivent entre eux et se coupent du monde :



« L’Europe Qui, aujourd’hui, a des airs de vieille dame frileuse.
Chacun fait ses comptes, Chacun se demande s’il y aurait moyen d’avoir
un rabais, Payer moins que celui d’à côté. On veut bien ouvrir ses
frontières si cela fait rentrer l’argent, Mais à tout prix les fermer
devant les réfugiés. L’Europe sans joie, sans élan, sans projet Comme
un bâtiment vide. L’Europe, Et ma génération qui la croyait acquise
Sera peut-être celle qui l’enterrera. »



La poésie de Laurent Gaudé est une poésie de colère, une poésie d’engagement, une poésie de lutte. Mais, comme toujours chez ce grand écrivain, c’est aussi une poésie lyrique, forte, émouvante, et une poésie d’espoir. Gaudé montre ceux qui continuent à se battre. Il chante ceux qui se relèvent, ceux qui se redressent. Il est le chantre de ceux qui sont invaincus, bien que soumis.
De Sang et de lumière nous propose avant tout une poésie humaine, des rencontres avec des personnes ou des peuples. Ce sont des instants partagés, paradoxalement chaleureux. C’est l’émotion de ces personnes qui se battent pour leur dignité.


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SanFelice
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le 9 déc. 2019

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