Demande à la poussière fait partie de cette catégorie parmi les plus passionnantes de la littérature américaine (littérature américaine déjà formidable par elle-même), celle qui est consacrée aux laissés-pour-compte, aux rebuts de la société, aux déchets de l'American Dream.
C'est le cas d'Arturo Bandini, écrivain auto-proclamé, qui vivote dans un minable hôtel de Los Angeles, entouré de multiples personnages minables comme lui. Cela permet de dresser un portrait sombre et réaliste de la situation sociale en Amérique dix ans après la Crise, une Amérique dévastée mais pas pour tout le monde, une Amérique clairement écartelée entre des riches inaccessibles et des pauvres qui ne peuvent qu'observer de loin et tenter de survivre en rêvant de passer dans le clan des favorisés. Le Rêve américain,c'est le rêve des pauvres et des laissés-pour-compte auxquels il faut laisser croire qu'ils ont une chance de s'en sortir, tout en faisant tout pour qu'ils restent bien de leur côté. Bandini regarde les belles femmes en manteau de fourrure, il prend leurs mégots tachés de rouge à lèvre et c'est là le plus près qu'il pourra parvenir.
"et, Dieu merci, je suis né américain", dit-il. Il y a, bien entendu, une mordante ironie ici, mais pas uniquement. La société américaine décrite ici est fondée sur une hiérarchie sociale où on trouve toujours pire que soit. Bandini est pauvre, certes, mais il est blanc, américain et mâle, donc dans une situation bien meilleure que celle de Camilla, femme mexicaine indigène (c'est dire si elle cumule les tares). Et dans son hôtel minable, on refuse les Mexicains et les Juifs.
Roman sombre et pessimiste, Demande à la poussière est une œuvre où toute chance de sortie semble illusoire. A ce titre, la fin est très significative :
le roman aurait pu s'arrêter au moment où Bandini parvient à vendre son premier roman. La fin aurait alors été plutôt positive. Mais non, il faut rajouter les scènes de Camilla et ce splendide chapitre final qui donne au succès de Bandini un goût amer. Certes, il a vendu un roman, mais il se montre très prodigue avec l'argent gagné, rien n'indique que le roman se vendra au public et enfin, il a perdu définitivement la personne qui lui donnait un attachement paradoxal à la vie. A la fin, il est seul et n'a d'autre abris que sa voiture. Beau succès !
Le roman joue beaucoup sur ce type d'ambiguïté, de retournement constant, dressant l'image d'une vie absurde placée sous le signe d'un changement permanent. Rien n'est stable, rien n'est fixe.
Pire : rien n'est logique. Camilla qui semble s'attacher qu'aux hommes qui la maltraitent. Bandini qui écrit une lettre à son éditeur, et celui-ci qui décide de transformer cette lettre en nouvelle. Rien n'est prévisible, tout paraît chaotique.
L'une des grandes forces de ce roman est de donner vie à ce chaos, de le rendre assimilable par les émotions du lecteur, sans pour autant que son roman parte dans tous les sens.
Et cette absurdité laisse forcément une place à la religion. Comme le reste, cette place n'est pas stable : même la religion ne peut assurer un point de repère fixe au personnage. Bandini avoue être athée, mais il se rend régulièrement à l'église. Il prétend que c'est pour séduire ou pour faire plaisir à sa mère, mais il prie aussi de temps en temps. On pourrait considérer que la religion est une lettre morte, surtout après la scène où, alors qu'il va demander conseil à un prêtre, celui-ci l'insulte ouvertement. Et pourtant, son roman est publié après que Bandini a prié. Coïncidence ? impossible à dire.
En tout cas, Bandini a une mystique. Cette mystique ne provient d'aucune église en particulier (le roman rejette l'église comme il rejette toute forme d'institution : vous avez remarqué à quel poit les institutions étatiques ou gouvernementales sont absentes ? Même pas de police, rien ! Les humains sont livrés à eux-mêmes dans un monde où rien de social n'existe). La mystique est celle d'une impossible rédemption. Bandini cherche une rédemption. Il la cherche dans deux actions, d'abord l'écriture, ensuite le sauvetage de Camilla.
Le rapport entre l'écriture et la vie est un des plus passionnants qui soit. Bandini se met en scène en imaginant que, lorsqu'il racontera ça dans un livre, ça lui apportera le succès. Chaque action est faite en lien avec une écriture qui ne vient pas, ne se concrétise pas. Et Bandini est prisonnier de la mise en scène de sa propre vie, au lieu de vivre lui-même.
Car ces scènes qu'il vit dans le but de les écrire plus tard, ne lui plaisent pas forcément. En devenant Bandini personnage de son propre livre, il en vient :
_ à se dédoubler, à parler de lui à la troisième personne, comme s'il existait deux Bandini (trois, si on compte Fante lui-même ?)
_ à faire des choses qu'il ne veut pas faire. L'exemple de la prostituée, au chapitre 2, est significatif : il refuse d'abord, puis il revient sur ses pas en imaginant le succès (le Prix Nobel) qu'il obtiendra en publiant cette histoire. Mais en montant avec elle, il refuse de faire ce que l'on fait habituellement et préfère discuter, puis s'enfuir en ayant dépensé tout son argent.
Cela permet de mettre en évidence un autre aspect de la vie de Bandini : la fuite. Fuite devant la vie, fuite devant les autres, fuite devant les problèmes (si on cache un problème, alors ce problème n'existe pas, n'est-ce pas ?).
Si, à cela, on ajoute le fait que Bandini,c'est Fante lui-même et que le livre est fortement autobiographique, et que le roman que parvient à publier Bandini et le portrait d'une personne qu'il a rencontrée, on obtient un jeu impressionnant de mise en abyme sur le thème "raconter sa vie pour lui donner un sens" (ou alors "vivre une vie pour pouvoir la raconter").
Encore faut-il avoir quelque chose à raconter, donc. Or, Bandini paraît être le roi de la glandouille improductive. Il est incapable de faire quoi que ce soit. Il agit dans sa tête, avec le Bandini de ses rêves, de ses désirs, le Bandini héroïque, l'opposé du Bandini mesquin, procrastinateur, lunatique et angoissé de la réalité. D'où une dualité, à nouveau, dans le rapport entre désirs et réalité : voir le nombre de fois qu'il écrit une chose ou que, porté par ses envies, il se lance dans quelque chose (écriture d'une lettre, d'une nouvelle, etc) puis abandonne, détruit, annihile au moment de concrétiser !
En bref, ce petit roman, à l'écriture simple en apparence, très attaché aux émotions plus qu'à l'action, décrit des personnages à la fois attachants et distants, complexes, contradictoires, qu'on ne peut ni vraiment aimer ni vraiment détester, des perdants d'un système qui ne laisse aucune véritable chance. Loin d'être aussi violent que Bukowski (qui adorait Fante), l'auteur dresse quand même un portrait sombre et désenchanté.
[merci aux élèves qui m'ont offert ce roman]