Docteur Sax
6.7
Docteur Sax

livre de Jack Kerouac (1959)

Premier des six articles chroniquant les six grands chapitres de "Docteur Sax" et se concluant par une composition originale appelée "Dr Sax (Part. 1 & Part. 2)". Tout est disponible ici : Docteur Sax, Livres I à VI


« J’ai rêvé l’autre nuit que j’étais assis sur le trottoir de Moody Street Pawtucketville, à Lowell, Massachusetts, un crayon et un papier à la main, et que je me disais : « Décris les craquelures du goudron de ce trottoir ; et aussi les poteaux de la grille de L’institut Textile, ou bien le porche sous lequel Lousy et toi et G. J. venez toujours vous asseoir et si tu t’interromps, que ce ne soit pas pour chercher tes mots, mais plutôt pour essayer de mieux te représenter l’image. Laisse ton esprit se détacher de toi dans cette tâche. »


Voici le premier paragraphe du livre I (sur VI) du roman Docteur Sax de Jack Kerouac.


Si j’ai déjà trouvé que certains ouvrages de Kerouac étaient un peu long à démarrer, je me souviens que, pour Dr. Sax, ce premier paragraphe avait suffit à me fasciner.
« Décris les craquelures du goudron… » Dans son rêve, Kerouac en est à se demander comment retranscrire des choses aussi infimes que des fissures sur un trottoir, comme si cela devait être essentiel au futur roman (Kerouac a toujours pensé chaque événement de sa vie en terme d’écriture).


Dans Docteur Sax, les souvenirs hantés de Jack nous ramène dans la ville où il a grandi : Lowell, une cinquantaine de kilomètres au Nord de Boston. Sous la plume de Kerouac, cette petite ville industrieuse va se peupler de personnages légendaires, qu’il s’agisse des amis d’enfance de Jack (G. J., Lousy, Vinny, Boldieu, Joe…) dont chaque frappe à la batte est mythifiée, des résidents haut en couleurs de la ville (Emil Duluoz, Jean Fourchette, le vieux Destouches, le prêtre La Poule…) ou des sinistres individus qui hantent les bois, ou plus sûrement l’imagination de Jack, et dont le principal, à côté du vampire Comte Condu et du Sorcier, est bien entendu le Docteur Sax lui-même.


Personnage trouble hantant les nuits des gosses de la ville, on apprendra que Sax, originaire d’Amérique du Sud (mais plus loin : « venu des neiges du Nord »), concocte sous une trappe dans les bois, une mixture d’herbes capable de tuer le Serpent qui sortira un jour de la colline de Snake Hill pour provoquer la fin du monde.


Effrayant mais bienveillant, Sax sera notre compagnon de voyage dans l’enfance lugubre de Ti-Jean (c’est comme ça que la mère de Jack l’appelait). Une enfance extrêmement marquée par le catholicisme, pleine de linceuls et de croix, de repentir et de pauvreté, rythmée par les enterrements (dont celui de Gérard, le grand frère de Jack qui meurt à l’âge de 8 ans) et les beuveries des parents avec les familles voisines. C’est dans cette ambiance religieuse, prolétaire et froide de la Nouvelle-Angleterre que Ti-Jean va s’imaginer l’histoire très étrange du Dr. Sax, une sorte d’ami imaginaire désabusé, sinistre, un perdant en quête de rachat.


« Il n’a jamais été qu’un crétin à la recherche de la solution parfaite et idéale. »


Les images utilisées par Kerouac pour décrire Sax sont précises et claires, empruntées aux « illustrés » qu’il lisait quand il était enfant (Doc Savage, Phantom Detective, Shadow Magazine) et au cinéma avec, comme dans tant d’autres de ses livres, de fréquentes références à W.C. Field. Pourtant, difficile de se représenter concrètement le Docteur tant il semble être changeant et se muer dans l’environnement, tel un caméléon perdu dans la neige et la grisaille des hivers du Massachusetts.


« […] Dr Sax, le long des rocs, dans le rugissement du fleuve, sur la rive abrupte couverte d’ordures ; il va, il court, il bat des ailes, il vole, il flotte, il s’engouffre dans les roseaux de Rosement, il enlève le canot pneumatique dissimulé dans son sombrero et le gonfle pour en faire une petite barque ; il s’en va sur son bateau, il rame avec des avirons de caoutchouc, les yeux rouges, anxieux, sérieux, dans la pluie et dans la nuit, frôlé par les chauves-souris sur la rivière ; »


Sax entre en scène dès ce livre I, il joue notamment au billard avec un des avatars de William S. Burroughs : Old Bull Balloon (ou Smiley Bull Balloon), comme si Kerouac souhaitait déjà mêler tous ses récits les uns aux autres. On a aussi droit à tout un chapitre relatant l’arrivée du comte Condu à Lowell, et le roman vire alors dans le fantastique le plus total, ce qui n’est là qu’une prémisse de la folie qui va se déclencher par la suite…


« Les fantômes de la nuit de Pawtucketville », livre I du cinquième roman de Kerouac, pose le décor de la pièce tragi-comique qui va se jouer. Tous les comédiens sont déjà là, misérables, loqueteux, éternels, ils se débattent quelque part entre la mémoire et l’imagination de Jack, et se mettent en condition pour l’acte 2 du spectacle…


« […] le passé reculé de ce temps mouvant qui est si lointain que, pour la première fois, il prend une position ou une posture rigide, comme la mort, qui trahit la cessation de sa présence dans ma mémoire et par conséquent dans le monde – un temps qui va bientôt s’éteindre – pourtant maintenant, il ne peut jamais l’être puisque l’événement s’est produit – il a conduit à des niveaux plus lointains – tandis que le temps dévoilait sa gueule de mort laide et glacée aux pires espoirs – aux terreurs – Bert Desjardins et Cy Ladeau, en tant que presciences d’un rêve, sont ineffaçables. »


Manu / Zuunzug

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le 26 mai 2020

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