Robin Hobb écrit toujours merveilleusement bien. On attaque ainsi avec un prologue d'une quinzaine de pages qui vaut à lui tout seul la lecture de l’œuvre, la remontée pénible, mortelle et désespérée des serpents vers leur lieu de migration ancestral. Dans la douleur des eaux acides et peu profondes d'un fleuve bien connu des lecteurs assidus de ce monde, on assiste à un carnage, un baroude d'honneur d'une race vouée à l'extinction. Pourtant, au-delà de cette mise en scène parfaite, dans cette écriture si particulière qui m'a toujours bercé, on découvre également un protagoniste essentiel de la grande saga à venir. Un serpent s'endort et de sa coquille émergera une reine dragonne, si ce n'est de corps, au moins de cœur.
Si dans beaucoup d’œuvres, la mise en place est une formalité administrative, une corvée, ce ne fut jamais le cas pour Robin Hobb qui y excelle, s'y complait parfois à l'extrême, faisant du quotidien une aventure en elle-même.
Ainsi, on découvre dans ce premier tome la vie de deux femmes. En premier lieu Alise, vieille fille qui se rallie à un mariage de raison, tractation commerciale dépourvue d'amour, passionnée par le sujet des dragons et des anciens. Marchande de Terrilville, elle vit pourtant loin du cœur de son sujet d'étude, de là où grandit pitoyablement ce qui aurait dû être la première génération de dragons de mémoire d'hommes.
Hobb nous présente également Thymara, jeune enfant puis adolescente de la cité du désert des pluies, habitante de cette ville nichée dans les branches des arbres qu'on parcoure dans une sorte de féérie contrastant nettement avec les difficultés du quotidien que ces populations connaissent. Thymara elle-même vit dans la pauvreté, qui plus est sa malformation de naissance l'ostracise aux yeux de la majorité qui juge qu'on aurait dû l'abandonner à sa naissance. Contrairement à une majorité des personnages de Hobb, cette enfant connaît néanmoins l'amour d'un père attentif et fier. Hobb a toujours écrit sur la difficulté des liens générationnelles, remplaçant les parents de sang par d'autres figures d'autorité. Ici, on découvre au contraire la valeur d'un foyer aimant au milieu de la précarité et des préjugés. Son lien avec les dragons se développera dans les tomes suivant tandis qu'elle partira à leurs côtés dans la quête de la cité perdue des anciens.
Dernier personnage introduit, le vaillant capitaine Leftrin a tout du héros passionnant. Sans morale autre que celle des affaires, loyal envers ses hommes mais capable de tout pour parvenir à ses fins, il fait main basse sur du bois sorcier à l'encontre de l'embargo commercial sur ce matériau issu des œufs de dragon - comme le stipule le marché qui unit le désert des pluies à Tintaglia. Les deux scènes de négociation qu'il anime dans ce premier tome marquent considérablement, modèles du genre.
Ce petit monde tourne autour d'un même thème - les dragons dont le retour éphémère a bouleversé l'ordre du monde - mais surtout d'un contexte géopolitique commun, avec des peuples et classes sociales différentes selon les protagonistes considérées. On les suit, malgré la brièveté du tome, sur une période de 5 ans et la suite prévoit une densité d’éventements légèrement supérieur.
Robin Hobb a de nouveau pris son envol dans le monde magique des Six-Duchés, et si les dragons restent pour l’instant cloués au sol, les lecteurs s'envolent en rêve à leurs côtés.