J’avais lu il y a quelques années une enquête de L. Mauger et S. Remael intitulée Les Évaporés du Japon ainsi qu’un roman de T B. Reverdy Les Evaporés qui parlaient de ces hommes (90 000 par an, ce n’est pas rien !) qui disparaissaient volontairement pour fuir une société trop stressante, un endettement, une perte d’emploi, un échec à un examen ou une famille dans laquelle ils ne trouvaient plus leur place. Ils se fondaient dans la multitude des mégalopoles. Certains se suicidaient, d’autres refaisaient leur vie. On les retrouvait parfois. Souvent, on ne les revoyait jamais.
Cependant, pour certaines familles s’ajoutait la crainte d’un enlèvement par la Corée du Nord, fait assez fréquent dans les années 1970-1980.
J’en étais restée là. Je me souviens que ce phénomène de société, ces gens qui décidaient de plier bagage et de tout quitter volontairement, en une nuit, m’avait fascinée.
Ce que j’ai découvert dans le livre d’Éric Faye m’a tout autant passionnée : en effet, l’auteur raconte précisément la vie d’hommes et de femmes enlevés par la Corée du Nord pour former des espions nord-coréens en leur apprenant la langue japonaise et les coutumes du pays.
On les appelle en japonais les « cachés par les dieux ou kamikakushi ».
Le roman d’Eric Faye, extrêmement bien documenté et très proche de la réalité historique, modifie les noms, bien sûr, mais finalement et sans doute grâce à la fiction, permet d’approcher au plus près des sentiments de celles et ceux qui ont été arrachés à leur famille, à leur pays, à leurs racines pendant plusieurs dizaines d’années et transplantés ailleurs, devenant par là-même étrangers aux leurs et à leur propre culture.
Naoko Tabane, collégienne de treize ans, rentre de son cours de badminton. Nous sommes en décembre 1977 à Niigata. Elle sera enlevée. En Corée du Nord, elle s’appellera Hyo-sonn et apprendra d’abord la langue de ce pays étranger. A son tour, elle devra enseigner le coréen à une japonaise, elle aussi enlevée. Les échanges des deux jeunes femmes sont étroitement surveillés. Elles doivent apprendre ensuite « la philosophie » du pays, le « Djoutché » (Juche), doctrine officielle développée par Kim Il-sung. Puis, une mission sera confiée à Naoko : face à des Coréens connaissant parfaitement le japonais, elle devra « parler de sa petite enfance », leur apprendre des berceuses, leur raconter les émissions de télévision qu’elle regardait enfant.
La jeune fille ne comprend pas tout de suite le but de sa mission. « Ils buvaient son enfance » pense-t-elle en voyant ces jeunes adultes pendus à ses lèvres. Mais soudain, elle prend conscience d’une chose terrible, à savoir « qu’elle était peut-être en train d’apprendre des comptines à des tueurs ».
Le but de tout cela ? Faire de ses auditeurs coréens de parfaits Japonais, dans leurs moindres gestes, leurs moindres mimiques afin qu’ils deviennent des espions modèles et qu’un œil averti soit incapable de soupçonner leur origine.
« À force de parler, Naoko Tanabe avait la sensation de se vider de sa langue maternelle comme de son enfance », elle « s’écoulait en eux… », « quand ses élèves seraient devenus des Naoko Tanabe, elle-même aurait tari. C’en serait fini d’elle. »
La prose magnifique d’Eric Faye peint avec finesse et justesse une jeune femme qui se meurt, que l’on tue à petit feu. Sa souffrance paraît insondable.
Il y aura aussi Setsuko Okada, future infirmière, qui sera enlevée le quinze août 1978 sur l’île de Sado, avec sa mère. Plus tôt, c’est Jim Selkirk, le GI américain, qui disparaîtra le 17 février 1966 pour ne réapparaître que trente-huit ans plus tard…
Et ces destins vont se mêler, se fondre, se croiser sans que les protagonistes ne puissent se parler vraiment, échanger, dire ce qu’ils ont sur le cœur. Ces gens vont vivre une vie qui n’est pas vraiment la leur, auront des enfants, nés en Corée du Nord, parlant le coréen du Nord, des enfants qui seront un peu étrangers à leurs parents, des enfants à qui on ne pourra pas dire la vérité, qui auront peur du Japon, présenté à l’école comme le pays du diable…
Quand on dit que la réalité dépasse parfois la fiction…
Fascinant dans son propos mais aussi dans sa forme, ce roman est construit comme un puzzle, restituant par là même une réalité géopolitique complexe. Petit à petit, le lecteur reconstitue, à travers les différents points de vue sur les événements, une Histoire, des histoires à peines croyables et hélas, encore d’actualité !

Une œuvre centrée sur un double mouvement vertigineux d’hommes et de femmes qui perdent leur identité : des Japonais devenant bien malgré eux insensiblement Coréens, et d’ autres faisant le trajet inverse, tout aussi peu volontaires, contrairement à ce qu’on pourrait penser. (On ne choisit pas nécessairement d’être espion !)
Un roman extraordinaire, extrêmement bien documenté, au suspense digne des plus grands romans d’espionnage, qui met en scène des personnages dont la tragédie nous émeut, des êtres exilés sur la planète rouge et qui ont trouvé malgré tout en eux la force incroyable de vivre et d’aimer…
Un grand cru de la rentrée littéraire 2016…


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lireaulit
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le 28 août 2016

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