Pensées, anecdotes, fragments de vie quotidienne, idées de passage, courts récits ou nouvelles (et les frontières sont poreuses). La tonalité est volontiers pascalienne (Un difficile avertissement) ou kafkaïenne (Questions hospitalières). Recueil ? Carnet ? Journal ? Autre ? C’est quoi ce truc ?


En désespoir de cause, l’éditeur a décidé que ce livre serait des « carnets ». D’accord pour le pluriel. Pour le pis-aller aussi. En littérature, les carnets sont souvent « de voyage ». Ici c’est d’un voyage intérieur qu’il s’agit. Il a duré 18 ans, entre 1944 et 1962. Mais peu de textes sont datés. Surprenant chez un écrivain dont le temps est l’obsession majeure, plus encore chez un homme dont la décrépitude, la mort et la peur lancinante d’avoir « raté quelque chose » (pas sa vie, non, « quelque chose ») sont les frayeurs majeures.


C’est brut. Souvent brutal. « De quoi as-tu peur, imbécile ? » C’est l’incipit. L’auteur s’adresse-t-il au lecteur ou à lui-même ? C’est indécidable, sans doute aux deux. Il y a un côté Montaigne dans ces carnets, voire un côté « Ecce homo ». Nous pouvons y contempler cet homme qui porte en lui la forme entière de l'humaine condition, mais battu et couronné d'épines.


« Nous sommes déjà le 28 et je n’ai encore rien fait. (…) Alors que nous sommes arrêtés sur le bord du chemin, les heures, les jours, les mois et les années nous rejoignent un à un, et avec une abominable lenteur il nous dépassent, disparaissent au coin de la rue. Et puis le matin nous nous apercevons que nous sommes restés en arrière et nous nous lançons à leur poursuite. A ce moment précis, pour parler simplement, finit la jeunesse ».


Ce fragment s’intitule A ce moment précis. Or, chez Buzzati, coïncider avec l’instant, c’est atteindre l’éternité. Drogo, après toute une vie passée à avoir attendu en vain de se mesurer aux Tartares, la réussit pourtant au moment où il va mourir, dans une compréhension fulgurante du présent.


Mais le fantastique de En ce moment précis, pour l’essentiel une réélaboration de la terreur de l’attente vaine et de la fuite incontrôlable du temps telle que vécue au quotidien, peut-il encore toucher le lecteur moderne dés-enchanté ? Que devient aujourd’hui la puissance évocatrice du très bref texte intitulé Venu pour vous voir (« A vous aussi, au moins une fois, cela est arrivé »), qui repose sur le sens torturant de la visite d’un inconnu qui vous a demandé avec insistance, mais n’est pourtant jamais revenu, quand nous savons pertinemment que le mec n’était à coup sûr qu’un énième vendeur de cuisines ou de mutuelles ?


Qu’à cela ne tienne, le thème du rendez-vous avec le destin va revenir : dans Le Calife nous attend, puis dans Quelqu’un t’attend. Et vous ne pourrez pas échapper au malaise, et plus si affinités.


Parmi ces brouillons d’œuvres futures qui sont bien plus que des brouillons, il y a des nouvelles, et non des moindres. Quelques sommets de métaphysique illustrée :


Groupe photographique : soliloque d’une vieille qui retrouve une ancienne photo d’école et prend un plaisir sadique à révéler son pitoyable destin à chacune de ses anciennes camarades, qui, prisonnières de la photo, ne peuvent s’échapper. Texte d’autant plus éprouvant que les jeunes filles lui répondent telles qu’elles étaient autrefois : insouciantes et innocentes.


La gloire : une star quitte sous les acclamations la salle où elle vient de se produire et s’enfonce dans la nuit. A mesure qu’elle progresse, le paysage devient sordide et les hommages vont diminuant… jusqu’à ce qu’un voyou la prenne pour un flic. Texte admirable de concision, qui rend le temps palpable en le spatialisant.


Prière de ne pas parler aux canaris, même si on le peut : le narrateur s’amuse à imiter le chant d’un couple de canaris en cage dans une auberge, tout fier de son talent. Mais ses gazouillis rendent nerveux les oiseaux, qui réagissent par la suite de plus en plus bizarrement, jusqu’à ce que l’un d’eux soit retrouvé mort. « Qu’avais-je dit aux deux innocentes créatures ? »….


« De quoi as-tu peur, imbécile ? ». J’ai peur de tous ces fragments de vie où l’auteur appuie avec sa fraise de dentiste sur ce qui me trouble, ce qui m’inquiète, jusqu'au monstrueux, jusqu’à l'inavouable.


Aucun autre livre n’illustre mieux ces vers de Marc Bolan dans Spaceball ricochet : Book after book / I get hooked / Every time the writer talks to me like a friend. Dans En ce moment précis, Dino Buzzati vous propose d’être son compagnon d’inquiétude.


Venu pour vous voir.

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le 24 mars 2017

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