En tant qu'amateur de science-fiction, j'ai souvent tendance à déplorer l'existence de romans qui semblent donner raison aux pires poncifs employés pour dénigrer le genre, a fortiori si ledit roman est en outre présenté comme un « classique », voire un « incontournable ». Car il y a bien des réputations indues dans le monde de la SF (dans un sens comme dans l'autre, d'ailleurs). Personnellement, que l'on puisse toujours recommander la lecture de Van Vogt à un novice en science-fiction me sidère... Qu'on ne se méprenne pas sur mes propos, toutefois : je n'ai rien contre la science-fiction de pur divertissement, et, de temps à autre, même si c'est assez rare, j'aime bien me défouler à la lecture d'un space op' plus ou moins bourrin, sans être rebuté par la minceur de l'intrigue, l'inconsistance de personnages réduits au stéréotype et l'indigence de l'écriture, simplement parce que les idées sont bonnes et que, d'une manière ou d'une autre, cela fonctionne. Ce que je n'aime pas, en fait, c'est qu'il y ait tromperie sur la marchandise. Et c'est hélas ce que j'ai ressenti à la pénible lecture de ce très surfait Eon.

C'est d'autant plus triste que c'est le premier roman de l'auteur auquel je m'attelle, et qu'il ne me donne guère envie de poursuivre plus avant. Pourtant, dans la présentation du bonhomme, il est bien des aspects qui me semblaient alléchants : plus ou moins lié au mouvement cyberpunk, et en même temps représentatif d'une certaine hard-SF jouant au possible la carte de la fascination et du sense of wonder... Pourquoi pas ? Eon, premier tome d'une ambitieuse trilogie (les suivants étant Eternité – que j'ai eu le malheur d'acheter dans la foulée... – et Héritage), était même particulièrement loué, présenté comme le roman ayant assuré la consécration de l'auteur, et, pour reprendre les mots de la très flatteuse – bien sûr... – quatrième de couverture, une œuvre s'inscrivant en plein dans « la grande tradition de la science-fiction échevelée, émerveillée, sidérante ». Miam, non ?

Non. C'est triste à dire, mais non.

Il est pourtant bien des arguments qui semblent plaider en faveur du roman, et notamment son indéniable richesse. Eon fait en quelque sorte figure de somme de la science-fiction, reprenant et renouvelant nombre de thèmes très divers, comme on aura l'occasion de le voir en en survolant l'histoire ; seulement il n'a pas la finesse des Cantos d'Hypérion de Dan Simmons, pour citer une autre œuvre ambitieuse (à peu près contemporaine, d'ailleurs) procédant plus ou moins de la sorte. On y trouve en effet des éléments de space opera, dans un récit décrivant pourtant un futur très proche (déjà passé pour nous ; Gérard Klein, dans sa préface, est bien gentil de parler « d'uchronie a posteriori », en gros, là où l'on pourrait être tenté, plus méchamment, de ne voir qu'une vaine tentative de spéculation politique particulièrement mal branlée et peu lucide), avec un Big Dumb Object, des extraterrestres, des mutants, des implants, des voyages dans le temps, des univers parallèles, une apocalypse et une épaisse couche de hard-SF par-dessus tout ça... Il y en aurait donc pour tous les goûts, en principe. Sauf que, loin d'obtenir un pur rayon de lumière diaphane (avec un chœur d'anges tant qu'à faire), à mélanger toutes ces couleurs Greg Bear n'obtient qu'un vilain paté maronasse, sans attraits et sans saveur.

Mais envisageons plutôt l'histoire qui nous est contée. Au début du XXIe siècle apparaît « par accident » dans notre système solaire un étrange astéroïde que les Américains ont tôt fait de surnommer « le Caillou » et les Soviétiques (l'URSS ne s'est donc pas effondrée chez Greg Bear, elle est même plus rude que jamais...) « la Patate » (ce qui dénote dans les deux camps une imagination phénoménale, mais passons). Etrange, certes : d'un côté comme de l'autre, on finit par comprendre qu'il s'agit en fait d'un vaisseau interstellaire de 300 km de long. Nous avons donc notre Big Dumb Object, comme on dit, énième variation sur Rama et compagnie. Comme Rama, d'ailleurs, le Caillou, s'il semble tout d'abord inhabité, n'en contient pas moins, dans ses sept immenses chambres, bien des mystères tout à fait fascinants, à même de tétaniser le plus blasé des scientifiques. Des villes entières, déjà, totalement désertes. Mais aussi des bibliothèques contenant des milliers d'ouvrages rédigés dans des dizaines de langues... terriennes, et qui semblent provenir, ainsi que le Caillou en général, du futur ; un futur à bien des égards horribles, puisque ces ouvrages évoquent pour nombre d'entre eux « la Mort », à savoir une terrible guerre nucléaire ravageant la Terre et entraînant la disparition de quatre milliards de ses habitants, perspective d'autant plus terrifiante que ces sinistres événements sont supposés avoir lieu très prochainement, aux environs de 2005... Dernier mystère, et non le moindre, cette septième chambre... qui semble avoir une profondeur infinie, s'étendant sur plusieurs milliers (millions ? milliards ?) de kilomètres, et où l'on suppose bientôt que se sont réfugiés les habitants du Caillou, de toute évidence humains, et potentiellement les descendants de ceux qui y mènent l'enquête...

C'est plutôt intéressant, tout ça, et je n'oserais certainement pas prétendre que Greg Bear est quelqu'un qui manque d'idées : les bonnes idées sont là, et nombreuses. Pourtant, la sauce ne prend pas.

Premier élément à charge : la... on va dire la « rédaction ». « Style » est tout à fait inapproprié, et « écriture » semble encore trop aimable. Disons-le franchement, employons cette expression qui agace assez souvent, mais qui reste la plus parlante en l'espèce : oui, Eon est « mal écrit ». Il est même très mal écrit, à la limite du pathétique par endroits. Et je ne vise pas spécialement, ici, l'abondance de phrases « simples » type « sujet – verbe – complément » (quand bien même elle est frappante), si souvent stigmatisée dès que l'on parle de style : une écriture simple et sobre n'est pas nécessairement mauvaise. Si Eon me semble aussi lamentable à cet égard, c'est bien davantage, au contraire, par sa tendance à en faire trop, et maladroitement qui plus est. Dans ce pavé, on ne compte pas, par exemple, les scènes de remplissage et les vaines tentatives de métaphores... Certaines descriptions me semblent à la limite représentatives de ce qu'il ne faut pas faire, et Eon, de manière générale, n'a même pas le minimum de subtilité qui survit encore dans le plus assumé et le plus alimentaire des romans de gare. Si seulement cela pouvait jouer en faveur de la fluidité du récit ! Loin de là, le côté hard-SF n'y étant probablement pas pour rien, on tend régulièrement à s'empêtrer dans un fouillis incolore et brumeux qui achève de ruiner la concentration défaillante du lecteur.

Et les personnages n'arrangent certainement pas ce triste tableau. Archétypaux au possible, ils sont tous autant que les autres d'une pauvreté anémique, ayant au mieux l'épaisseur d'une feuille de tabac à rouler. Alors autant ne pas s'aventurer dans les terres dangereuses de la psychologie et des sentiments, sous peine de déconvenue sévère, ou au mieux d'éclats de rire incontrôlables (notamment pour les inévitables scènes de cul – assez rares, ceci dit). On accordera notamment une mention spéciale aux personnages russes pour leur manque effarant de subtilité : Eon semble ainsi se rattacher à la pire tradition du cinéma reaganien, les Soviétiques y ayant en gros la consistance et la vraisemblance des infames cocos que Chuck Norris expédiait alors habituellement par paquets de douze dans les réjouissants nanars de la Cannon. Stupides et bornés, presque invariablement méchants, ils n'ont rien pour eux, les pauvres...

Resterait, peut-être, malgré tout, le rêve, l'émerveillement ? Ben non. On est bien loin ici de la « hard-SF » (le terme a pu être critiqué) d'un Stephen Baxter, fascinante et passionnante (voyez mon compte rendu de Temps), ou même du bien plus aride Greg Egan ; Bear n'a pas non plus le sens de la pédagogie et la clarté d'expression, la passion de la découverte, caractérisant par exemple un Kim Stanley Robinson dans sa superbe "Trilogie martienne". Non : ici, la science sert de caution au rêve dans les premières évocations des mystères du Caillou, mais s'empresse bientôt de l'anéantir, dans une confusion verbeuse et totalement obscure pour le non-initié qui lasse très vite, et n'est finalement abandonnée que pour laisser le champ libre à une sorte de mysticisme totalement déplacé et pour ainsi dire ridicule de la façon dont il est amené.

J'arrête, je m'énerve tout seul... Eon a plu, semblerait-il. Pour ma part, il m'a semblé au mieux médiocre, et surtout terriblement chiant. Ce fut laborieux que d'arriver jusqu'au bout (et j'avoue avoir lu plus ou moins en diagonales les cinquante dernières pages...). A l'heure actuelle en vacances, et persuadé avant mon départ que je me régalerais avec ce roman dont j'avais entendu dire autant de bien, j'avais également embarqué sa suite Eternité, que j'étais censé lire dans la foulée. Ben désolé mais j'en n'ai pas la force, là... Comme je suis masochiste et que je tiens souvent à finir ce que j'ai entamé, je le lirai sans doute un jour prochain... Mais là, j'ai préféré lire et relire des nouvelles de Theodore Sturgeon ; comme une cure de bonne science-fiction (et fantasy) pour faire passer la pilule de cette cruelle déception.
Nébal
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le 6 oct. 2010

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