[Frankenstein et autres romans gothiques, Bibliothèque de la Pléiade, 2014. Edition établie par Alain Morvan.]
Tout amateur du genre horreur-fantastique a bien sûr déjà entendu parler des romans gothiques anglais, mais nous sommes de toute évidence beaucoup moins nombreux à avoir déjà réellement mis le nez dedans. C’était mon cas jusque-là et cela faisait plusieurs années que j’étais taraudé par l’envie de me plonger dans cette production qui restait assez mystérieuse à mes yeux, notamment parce que je ne parvenais pas toujours, dans ma tête, à comprendre les différences profondes qui pouvaient exister entre ce courant littéraire bien spécifique né dans la 2e moitié du 18e s. et la production horrifique-fantastique plus tardive des 19e et 20e s. En effet, on a parfois beau lire des manuels ou de la recherche autour de la question, parfois rien ne remplace tout simplement la lecture pour comprendre les tenants et les aboutissants d’un genre...
Quand je suis tombé dans une de mes bibliothèques sur le recueil Pléiade dédié au genre (dirigé par Alain Morvan), je ne me suis donc pas fait prier pour me lancer dans ce qui constitue de toute évidence une parfaite porte d’entrée sur le roman gothique anglais et pour en saisir à la fois les variations et la substantifique moelle. L’anthologie (bien épaisse) est constituée de 5 œuvres.
Elle s’ouvre avec Le Château d’Otrante (1764) d’Horace Walpole, présenté de façon a priori quasi-unanime comme le point de départ du genre et de la mode littéraire gothique ; ce court roman, sous-titré « histoire gothique » est très inspiré par les structures narratives théâtrales (on se croirait un peu dans une pièce de Marivaux, avec ses multiples personnages insérés dans des relations familialo-sentimentales complexes, certes avec un fond de malédiction ancestrale qui pour le coup n’a rien à voir avec l’auteur français) et plus précisément par le théâtre shakespearien qui est une référence qui plane sur l’ensemble du genre (ainsi, tout au long des 5 romans présentés, on voit se multiplier à l’envi les références explicites à Shakespeare, et notamment à ses drames incluant des éléments fantastiques ou des personnages de « pervers sadiques » qui pulluleront plus tard dans les œuvres gothiques). Walpole, un haut aristocrate anglais relativement désœuvré, s’inscrit également dans la continuité d’une mode littéraire de son époque qu’était les poèmes macabres (eux-mêmes a priori nourris de courants allemands). Le terme « gothique » évoque bien entendu le moyen-âge, en particulier dans son aspect mystérieux, noir et superstitieux (un peu comme un antonyme de « moderne » à l’époque), mais également bien entendu sa dimension architecturale, avec l’omniprésence dans le genre de châteaux, couvents et églises aux structures et circonvolutions hyperboliques, mais aussi de ruines de tels monuments, témoins d’un passé (mais également d’existences et de modes de vie) désormais lointains – il n’est certainement pas innocent que le genre gothique soit né dans une période pré-révolutionnaire.
Vient ensuite un autre roman court (et sans doute le plus dispensable du recueil), Vathek par William Beckford (1786 – avec d’ores et déjà un saut d’une vingtaine d’années par rapport à l’œuvre précédente), auteur avec un profil relativement similaire à celui de Walpole, et qui a la particularité d’avoir été écrit directement en français (les auteurs gothiques étant souvent des voyageurs, ouverts sur toute la culture littéraire européenne de leur époque, outre le fait que, à partir d’une certaine époque, les grands hits du roman gothique anglais ont rapidement été traduits en d’autres langues et ont traversé eux-mêmes les frontières ; d’ailleurs, pour l’anecdote, Mary Shelley et ses amis ont eu l’idée de se mettre à écrire des histoires horrifiques – qui déboucheront sur Frankestein – en lisant un recueil d’histoires fantastiques allemandes...écrites-traduites par un auteur français : un bon résumé de la porosité des frontières littéraires de l’époque). Outre sa dimension il est vrai assez sadique, avec ce thème de la damnation sous l’emprise d’un démon qui est un cliché ultra-récurrent du genre, le roman de Vathek a toutefois la particularité intéressante de se situer dans un contexte et dans un style narratif proche d’un conte des 1001 nuits décadent. Le genre gothique n’est sans doute pas encore totalement stabilisé et continue à incuber et à intégrer/mélanger des genres divers, tout en jouant ici sur la corde exotique/pittoresque (avec ces paysages/structures architecturales « sublimes », c’est-à-dire aussi frappants pour l’imagination que démesurés, qui sont indissociables du genre gothique).
Arrive en 3e position un roman pour le coup beaucoup plus imposant en volume que les deux précédents (le roman gothique rentrant semble-t-il, avec le succès populaire, dans une phase romans-fleuves) et qui constitue selon moi (de loin) le plus grand joyau du recueil, soit le célèbre Moine (1796) de Matthew Gregory Lewis (qui a fait l’objet ces dernières années d’une adaptation ciné par Dominik Moll avec Vincent Cassel malheureusement tout à fait indigne de la puissance et de l’ampleur de l’œuvre originelle, je ferme la parenthèse). Il est certainement difficile de rendre justice à un tel monument en quelques lignes : roman habité, écrit par un auteur-diplomate qui n’avait alors que 18 ans (!!!) et sera à jamais par la suite identifié à son œuvre emblématique, dans une langue magnifique qui emprunte très largement à la poésie, et notamment aux ballades allemandes (l’œuvre étant elle-même parsemée de poésies déclamées ou lues par les personnages), le roman ébahit par sa richesse thématique, ses développements psychologiques (le genre se tourne alors résolument vers une exploration des psychés souvent bien tordues de ses personnages), ses fils narratifs parfaitement agencés, etc. Bref, s’il n’y avait qu’une seule œuvre sur laquelle se pencher pour découvrir le genre gothique, il est certain que Le Moine constituerait la toute meilleure porte d’entrée. Autre point à souligner – et qui transparaît dès le titre de l’ouvrage -, le roman avec son moine éponyme se focalise largement sur l’univers catholique des couvents, présenté quasiment comme une porte ouverte sur l’enfer, avec des personnages (et en particulier ses personnages féminins) prisonniers d’un système concentrationnaire qui n’a certainement pas grand-chose à envier aux romans sadiens (écrits grosso modo à la même époque), où l’arbitraire le plus abject peut prospérer sous couvert de l’autorité religieuse. On retrouve ici aussi une dimension très récurrente du genre gothique qu’est l’exploitation littéraire (oui, comme un film d’exploitation) des perceptions d’un public anglais protestant vis-à-vis d’un catholicisme romain associé à des idées d’idolâtrie, d’arbitraire et de décadence. Le Moine a connu a priori un retentissement considérable en Europe.
Le roman suivant est un (très, trop) long roman d’une des papesses du genre, l’autrice Ann Radcliffe, qui est donc une femme et qui se distingue en outre des auteurs précédents en étant une professionnelle de la plume issue d’un milieu bourgeois qui contraste largement avec l’extraction aristocrate d’auteurs masculins qui écrivaient en quelque sorte des œuvres gothiques comme une « distraction » littéraire. Elle s’était notamment rendue célèbre pour son roman Les Mystères d’Udolphe (1794), mais Alain Morvan a choisi de son côté de nous proposer son roman suivant (qu’il considère comme son meilleur), L’Italien ou le confessionnal des pénitents noirs (1797), dont le titre est en soi déjà tout un programme. Paru un an après Le Moine, ce roman de Radcliffe est en quelque sorte une œuvre du « toujours plus », où l’on commence véritablement à sentir la manipulation de grosses ficelles du genre, désormais bien établies : toujours plus de péripéties donc (avec une inflation déjà soulignée en termes de volume : plus de 450 pages bien denses en Pléiade!), une exploitation toujours plus importante du « filon » catholique déjà au cœur du Moine, de multiples personnages aux amours bien entendu contrariés, où l’innocence sera comme il se doit persécutée (même si le roman de Radcliffe ne va certainement pas aussi loin que la proposition de Lewis en termes de cruauté sadique, le rendant un tantinet moins sulfureux et plus « grand public », si j’ose le terme), toujours plus d'introspections psychologiques. Le roman de Radcliffe se distingue cependant par son abondante utilisation de la description paysagère, notamment avec des décors montagneux récurrents (qui seront également présents dans Frankenstein), mais également des forêts (bien entendu sombres et peuplées de brigands et autres présences menaçantes) qu’on retrouve a priori dans tous les coins du genre gothique, ainsi que de nombreux décors côtiers ; outre l’horreur et le mystère associés au genre, le roman donne ainsi également à fond dans le « sublime » - Ann Radcliffe cite explicitement Edmund Burke, célèbre pour avoir conceptualisé la distinction entre beau et sublime (1757) - et le pittoresque, l’autrice situant son intrigue dans une Italie pour le moins fantasmatique et préfabriquée. La plume de l’autrice (en tout cas, c’est le ressenti à travers la traduction qui nous est proposée, peut-être moins aboutie que celles proposées par Alain Morvan lui-même sur les autres romans) apparaît comme un peu moins inspirée et belle que celle de Lewis (il faut dire, la barre était très haute), même si le roman nous gratifie tout de même de belles séquences de poursuites et de persécutions, pleines de terreur et de tension, avec généralement un travail très efficace sur l’atmosphère. Pour conclure sur ce roman : là où Le Moine constitue en quelque sorte un firmament du genre, un chef-d’œuvre dont l’intérêt en tant que production littéraire va bien au-delà de son seul aspect générique, L’Italien constitue néanmoins un contrepoint intéressant pour toute personne intéressée par la construction-développement du genre horrifique, en ce qu’il nous laisse entrevoir en quelque sorte une production gothique « basique » de l’époque, certes d’un excellent niveau, mais qui brode déjà largement autour des tropes d’un modèle littéraire désormais largement établi, sans plus proposer d’innovations importantes, une œuvre « de série » donc.
Enfin, le volume se conclut sur le célèbre Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley (paru en 1818, dont la rédaction a débuté à la mi-1816), véritable pierre angulaire, archi-connue (et encore aujourd’hui beaucoup plus lue que les œuvres précédemment citées), du genre fantastique. Je ne reviens ici pas sur la vie très « romantique », voire mélo-dramatique, de Mary Shelley (et sur ses tribulations de jeunesse avec son poète de mari), figure très intéressante de l’histoire littéraire anglaise ; seulement souligner qu’il s’agit là, comme pour Le Moine d’une première œuvre écrite à un jeune âge (l’autrice n’a que 19 ans quand elle se lance dans son écriture). Alain Morvan, dans sa notice, justifie la présence de ce roman dans son anthologie, considérant ce dernier comme un pinacle du genre gothique, en allant sur ce point à l’encontre d’autres auteurs qui tendent à l’inverse à ne pas lui attribuer l’étiquette. Coupons la poire en deux et disons que Frankenstein est incontestablement une œuvre de transition : si elle emprunte indéniablement au genre gothique sur plusieurs aspects (le thème de l’innocence persécutée, l’exploitation de paysages « sublimes », etc.), elle innove aussi largement en empruntant dans sa symbolique à la poésie métaphysico-spiritualiste des auteurs de son entourage (son mari, Lord Byron, Coleridge, etc.), a priori très à la mode à l’époque, faisant de Frankenstein incontestablement le roman le plus « sec » ou « abstrait » dans ses enjeux du lot, mais aussi (et c’est sans doute là l’apport majeur par excellence du roman) en exploitant certains développements scientifiques de son époque (en l’occurrence le « galvanisme », l’étude des propriétés électriques des êtres vivants, le tout dans un contexte de 1ere révolution industrielle), ouvrant alors la voie à une toute nouvelle voie pour le genre horrifico-fantastique, qui sera extrêmement féconde (on pense bien entendu tout de suite à Poe en lisant le roman de Mary Shelley, les deux auteurs ayant, en termes d’inspirations, de très évidentes parentés, mais également plus tard à Lovecraft, sans parler de la Science-Fiction dont Frankenstein est bien entendu un des proto-représentants!). Au revoir les thématiques catholiques, qui font ici place à une réflexion sur les dangers d’une « science sans conscience », mais surtout à une prise de conscience de toutes les possibilités narratives que peuvent ouvrir les « mondes » mystérieux de la science. Par ailleurs, le roman de Shelley, extrêmement bien construit, avec ses récits rapportés emboîtés, notamment via un cadre épistolaire, est un très intéressant roman « moral » (certainement bien plus que les romans précédents) : le roman peut ainsi également être lu comme une réflexion sur la nature et l’origine du mal, avec sa créature tout en ambiguïté, devenue maîtresse en matière de rhétorique (s’exprimant dans une langue d’autant plus belle et perfectionnée qu’elle contraste avec son apparence physique monstrueuse), qui se présente constamment comme un être initialement bon, mais peu à peu perverti par la société et le comportement de son géniteur à son égard (si ces thèmes nous évoquent bien entendu Rousseau, Mary était également la fille d’un philosophe anglais célèbre, William Godwin, connu pour ses écrits moraux et philosophiques; tout ça pour dire qu'elle était certainement très au courant des courants de philosophie morale de son temps); le monstre basculera quoi qu'il en soit dans la violence, avec une dimension manipulatrice et véritablement sadique qui évoque il est vrai fortement les pervers typiques du roman gothique. Ça a été un plaisir de me replonger dans cette œuvre séminale pour refermer ce fort volume de la Pléiade !
J’en termine avec cette recension (qui me sera surtout utile à moi-même j’imagine) en soulignant certaines pistes de réflexion qui m’ont été ouvertes par ce volume et sur lesquelles il faudra que je me penche sérieusement un jour : quid du lien entre le gothique et (pré-)romantisme ? Peut-on parler de « romantisme noir » concernant le genre gothique ? Bref, quelles sont les connexions entre le mouvement romantique et le mouvement gothique ?
J’aimerais aussi approfondir ma connaissance du fantastique allemande et mieux comprendre les interconnexions qu’il y a eu au 18e et début 19e entre la scène littéraire allemande et la scène littéraire anglaise sur ce point (la scène littéraire française était-elle également un tant soit peu active sur ces thématiques à la même époque?).
Enfin, il faut souligner qu’Alain Morvan a également encadré récemment un autre volume de la Pléiade consacré à la figure du vampire et qui me semblerait un excellent complément à son volume sur le roman gothique (avec des œuvres qui ont d’ailleurs des liens évidents entre elles). Je me garde ça sous le coude quand j'aurai de nouveau le temps/la motivation...^^