Le feu. J'ai énormément apprécié ce roman de Mahir Guven qui se met dans la peau d'un chauffeur Uber, d'un grand frère, métis d'un père syrien et d'une mère française, en proie avec ses doutes et ses angoisses quand il croit apercevoir son petit frère descendre d'un bus eurolines à la gare de Bagnolet alors que ce dernier est censé se trouver en Syrie, où il est parti en tant qu'infirmier 3 ans auparavant .
J'ai regardé une interview de Mahir Guven qui disait être très satisfait que le jury du Goncourt ait su apprécier le parler utilisé dans le livre, car c'est celui utilisé par la majorité des jeunes d'aujourd'hui.
Je me suis souvent fait la réflexion qu'en tant que jeune de 23 ans vivant parmi d'autres jeunes, mais ayant reçu une éducation jusque dans le supérieur, lisant depuis petit et ayant des parents maîtrisant globalement bien la langue française, je me retrouve à parler 2 langues au quotidien.
Un français plus académique, plus "sens critique", celui que je vais utiliser quand je vais parler à ma grand mère française ou à des plus de 40 ans, et un français rempli d'argot, d'expressions empruntées à d'autres langues puis transformées à l'infini. Ce français là change tous les jour, avec de nouveaux mots ou façon de parler, alimenté par le rap ou les réseaux sociaux en tous genre qui prennent une place prépondérante dans la vie des moins de 30 ans et qui accélèrent de manière exponentielle l'évolution de la langue française. Cette langue là, je la parle, mais je n'en suis que rarement témoin dans ce que je regarde ou lis. Et quand c'est le cas c'est souvent une caricature affligeante, écrit par des cinquantenaires qui pensent parler "jeuns".
Dans "Grand frère" ce n'est pas du tout une caricature, et Mahir Guven montre avec brio que cette langue française ci, la langue de Mahir, peut être tout aussi belle et poétique que celle de Molière.
Comme il le dit très bien dans l'interview que j'ai regardé, le personnage principal du livre, c'est d'abord la langue.
Cette langue, alliée à la période couverte par le livre (post attentats du Bataclan et de Charlie Hebdo) m'a fait vraiment me sentir proche du Grand frère éponyme dont le nom n’apparaît que dans l'épilogue. (bon et je rajouterai que je suis moi aussi un grand frère, également métis d'un père arabe immigré (marocain cette fois ci) et d'une mère française. Ça joue un peu pour s'identifier au personnage..)
L'histoire maintenant. J'ai fumé ce livre en 2 jours. L'histoire nous maintient en haleine en alternant le point du vu du grand frère qui parle au présent, et celui du petit frère qui raconte sa vie au passé, comme dans un journal intime.
Sans spoiler, cela traite du terrorisme, de la vacuité de la vie et du besoin de sens, de direction, de trouver une raison à tout "ça"; des sentiments humains de manière très complexe et superbement bien réussi, du manque de repère en tant que métis, de la drogue, de la misère sociale, du besoin de créer, de l'individualisme ambiant et inhérent à notre société capitaliste, mais aussi de la solidarité et de la fraternité dans les quartiers défavorisés; bref, ce roman brosse le portrait d'une France à qui les médias classiques ne laissent pas souvent la parole, et qui s'exprime peu à travers le médium littéraire.
Le livre est touchant et pertinent du début à la fin, on ne veut pas en perdre une miette, et on espère juste une chose, c'est que Mahir Guven nous gratifie bientôt d'un autre roman. "Inch'Allah. Hu, quel cabotin..."