Le « débat » concernant la « naissance » de la science-fiction est au moins aussi vague que celui concernant sa définition, dont il est à vrai dire un corollaire, et peut-être plus stérile encore. Mais que l'on remonte à Rosny, à Verne, à Mary Shelley ou au-delà (je doute qu'il s'en trouve encore beaucoup pour s'en tenir à Hugo Gernsback), H.G. Wells marque de toute façon un tournant. Aussi, nombreux sont ceux qui n'hésitent pas à le désigner comme étant le « père de la science-fiction », et ils ne manquent certes pas d'arguments. Il suffit de songer aux plus célèbres « scientific romances » de Wells, et à ce qu'ils ont pu représenter dans l'histoire du genre, et plus largement de la littérature. Et c'est tout d'abord le cas, bien sûr, de La Machine à explorer le temps (1895), qui reste encore aujourd'hui un des plus grands chefs-d'œuvre de la science-fiction, une lecture stupéfiante de génie et tout simplement indispensable ; mais il faut également mentionner L'Île du Docteur Moreau (1896) et La Guerre des mondes (1898 ; j'imagine que la parution de l'essai de Joseph Altairac cent ans après ce monument n'est pas un hasard...), ainsi que, mais ces derniers je confesse ne pas les avoir lus (honte sur moi, honte, honte, honte), L'Homme invisible (1897), Quand le dormeur s'éveillera (1899), Les Premiers Hommes dans la Lune (1901 ; pourtant, entre Alan Moore et Xavier Mauméjean qui se réfèrent souvent à Cavor et à la cavorite, il serait temps que je m'y mette...), La Guerre dans les airs (1908), etc. Ce bref ouvrage revient bien évidemment sur ces œuvres incontournables, avec passion et prolixité, dégageant leur extraordinaire inventivité et leur impressionnante postérité.

Mais il est également l'occasion de découvrir d'autres versants de Wells, sans doute moins connus, en France en tout cas. Car Wells, qui eut l'honneur rare d'être reconnu et célébré de son vivant, était un auteur complet et un militant ardent, une « personnalité » que l'on ne saurait résumer à ses « romans scientifiques ». L'écrivain ne s'est ainsi pas limité aux seules œuvres « de science-fiction », qu'il s'agisse de romans ou de nouvelles ; à vrai dire, on rencontre essentiellement celles-ci vers le début de sa longue carrière. Mais dès cette époque, il publie également des nouvelles et romans jouant davantage la carte du fantastique ou de la satire, et livrera par la suite essentiellement des romans que l'on pourrait sans doute qualifier de « sociaux », et qui lui valurent l'estime de ses contemporains (ses compatriotes n'hésitant d'ailleurs pas, pour certains d'entre eux, à en faire un égal de Dickens). Joseph Altairac ne néglige pas ces œuvres méconnues (ou, plus exactement, quelque peu « oubliées » : bon nombre d'entre elles furent traduites en français du vivant de Wells, et connurent des adaptations cinématographiques, etc.), et les développements qu'il y consacre sont fort intéressants, et sans doute indispensables pour qui entend cerner la personnalité de l'auteur.

Mais celui-ci, au-delà, était également un « intellectuel » engagé, s'impliquant dans bien des domaines, mais toujours dans une même optique : l'amélioration de l'humanité. Issu d'un milieu relativement modeste, Wells, qui eut la chance de s'en sortir, ne cessa tout au long de sa vie de militer contre les « traditions » et discriminations économiques tendant à figer la société. Mais l'engagement du « prophète » fut multiforme et complexe. Wells fut bien un militant socialiste, mais guère orthodoxe : un temps proche des fabiens, il n'adhérait en tout cas pas au marxisme, trop dogmatique à son goût, d'autant qu'il rejetait le principe de « lutte des classes » (La Machine à explorer le temps, entre autres, en témoigne) – son socialisme avait bien quelque chose de « bourgeois », diraient les mauvaises langues... –, ce qui ne l'empêcha pas de s'enthousiasmer – au moins un temps – pour la Révolution russe (il fut à cette occasion amené à polémiquer avec Churchill), et d'émettre à l'égard de ses meneurs et de ses entreprises des jugements tantôt fort lucides, tantôt tristement naïfs (les pages – trop brèves, hélas ! mais j'y reviendrai... – consacrées à son rapport à l'Union soviétique et à ses entretiens avec Lénine et Staline – tout de même ! – sont absolument passionnantes). Féministe convaincu et partisan de « l'amour libre » (sa vie sentimentale fut par ailleurs tourmentée...), il n'hésitait cependant pas à railler les excès ou les illusions des suffragettes. Républicain radical (et un temps candidat travailliste), il n'était cependant guère démocrate : au suffrage universel conduisant nécessairement à la démagogie tant que l'éducation des citoyens ne sera pas plus approfondie, il avouait préférer une sorte de « technocratie » de « savants » et « d'entrepreneurs », d'inspiration plus ou moins saint-simonienne. Universaliste, ou peut-être plus exactement « cosmopolite », il fustigeait les loyautés irrationnelles rendues à la nation ou à la « race », et ne cessa d'œuvrer en faveur de la constitution d'un « État mondial » ; pourtant, son anti-colonialisme virulent (dont témoigne assez La Guerre des mondes) et sa condamnation des atrocités commises par les colonisateurs ne l'empêchèrent pas d'adopter un discours résolumment raciste à l'occasion (thématique hélas à peine entrevue, parallèlement à la thématique de l'eugénisme, mais qui autoriserait sans doute bien des développements passionnants), et, quand éclata la première guerre mondiale, « la guerre qui tuera la guerre » selon sa trop fameuse et naïve expression, il s'engagea résolumment aux côtés des alliés, dénigra les pacifistes et leurs « utopies » (hôpital, charité, tout ça...), et un fond de patriotisme l'amena même à écrire quelques sottises sur la « race allemande »... Ce matérialiste acharné connut sa crise de foi, bien sûr. Et, plus globalement, son engagement en faveur du progrès de l'humanité et sa pensée révolutionnaire (voyez « la conspiration au grand jour ») et utopique pouvaient parfois entrer en contradiction avec un tempérament éventuellement pessimiste, qui ressort clairement de certaines de ses œuvres parmi les plus célèbres, et qui ne cessera de devenir plus frappant avec le temps (mais là, je le rejoins volontiers, dois-je dire...). La pensée de Wells était donc complexe, et parfois fluctuante. Son projet utopique en témoigne assez : l'utopie, chez Wells, doit être « cinétique », et donc évolutive, et non figée comme les utopies classiques. Idée séduisante, mais qui peut laisser sceptique...

L'œuvre fictionnelle de Wells est imprégnée de cet engagement de tous les jours – certains de ses romans, semble-t-il, ne sont guère que des prétextes à de multiples dissertations touchant tous les domaines, et parfois de manière fort incongrue : une romance sentimentale, chez Wells, peut aisément déboucher sur une apologie de « l'État mondial » et de la « conscience collective » de l'humanité future ! Mais Wells fut également un journaliste, un essayiste, un scientifique parfois pointu, ou un vulgarisateur : son œuvre non-fictionnelle est abondante et rencontre régulièrement de l'écho (il faut notamment évoquer ici son Esquisse de l'histoire universelle, énorme succès de librairie en son temps), toujours engagée, parfois « visionnaire ». Wells acquit rapidement une stature de « prophète », qui dépassa ses seuls écrits de science-fiction, il est vrai parfois remarquables à cet égard : pensons aux chars d'assaut décrits dès 1903... ou à la bombe atomique dès 1914 ! Mais, à énumérer naïvement les « prévisions » de Wells, on aurait tôt fait de sombrer dans le ridicule... C'est pourtant à bon droit que l'on a pu faire de Wells un des pères fondateurs de la « prospective », discipline – qui, je l'avoue, m'a toujours laissé pour le moins sceptique, j'ai déjà eu l'occasion de l'écrire par ailleurs... – qu'il a largement contribué à définir et à organiser, écrivant de nombreuses « anticipations » (on lui doit plus ou moins l'introduction de ce terme dans la langue française, au passage) en dehors de tout cadre romanesque, avec parfois une indéniable lucidité (ainsi pour ce qui est de l'urbanisme, où le développement horizontal est privilégié sur le vertical – un « anti-Métropolis », en somme : sa critique du film de Lang fut extrêmement virulente ! –, ou encore du dépassement du chemin de fer par l'automobile, etc.).

De tout cela, et de bien d'autres choses encore (et notamment la réception critique de l'œuvre de Wells en France), Joseph Altairac nous entretient avec talent, de manière passionnée et passionnante, dans un essai à la fois dense et d'une lecture agréable (avec quelques traits d'humour pince-sans-rire à l'occasion...). Ce Parcours d'une œuvre me fait à vrai dire l'effet d'une lecture indispensable, ou peu s'en faut, pour tout amateur français de Wells, ou plus largement de science-fiction. Un regret, pourtant : sa brièveté... L'essai à proprement parler s'achève en effet au bout de 132 pages, ce qui est bien peu pour un sujet aussi vaste et complexe : il est bien des pages où l'on ne peut que s'avouer frustré, désireux d'en lire bien davantage... Dommage.

Cela dit, le reste de l'ouvrage n'est certainement pas superflu : il s'agit pour l'essentiel d'une longue « bibliographie commentée », non exhaustive et que l'auteur qualifie lui-même de « très modeste esquisse » (p. 133) ; son humilité lui fait honneur, mais le travail qu'il a accompli n'en est pas moins très riche et pertinent.

À l'instar de ce bref ouvrage dans son ensemble. Un très beau portrait, et un « parcours » érudit et minutieux de l'œuvre abondante de celui qui restera à jamais un des plus grands noms de l'histoire de la science-fiction.
Nébal
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le 30 sept. 2010

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