Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2017/10/haiku-anthologie-du-poeme-court-japonais.html
HAÏKU = HARDCORE
Eh bien, nous y voilà… Il me faut à nouveau tenter de parler de poésie – avec ces « petits trucs », là, les haïkus ; que l’on dit parfois être la forme poétique la plus brève de par le monde, celle qui ne dure que « le temps d'un souffle ». Et qui, globalement, m’a toujours laissé perplexe.
Reste que je me suis un tantinet éveillé à la poésie japonaise – par « obligation » que je m’imposais peut-être connement, puis par goût et/ou par jeu. J’ai été tout particulièrement séduit par la poésie japonaise classique – la plus classique, celle du Man.yôshû, puis de l’époque Heian : essentiellement (presque systématiquement, en fait) des « poèmes courts », ou tanka, même si, aux origines du registre, on trouve quelques « poèmes longs », ou chôka. Outre l’anthologie Mille Ans de littérature japonaise, composée par Nakamura Ryôji et René de Ceccatty, des œuvres plus ciblées, telles surtout les Contes d’Ise, puis dans une moindre mesure Le Dit de Heichû, m’ont amené à m’y intéresser davantage, car ils m’avaient étrangement touché – et, bien sûr, on pourrait compléter cette maigre liste avec d’autres ouvrages, pas essentiellement poétiques, mais comprenant pourtant nombre de poèmes, ainsi du Dit des Heiké, voire du Kojiki.
Mais sans doute fallait-il aller plus loin. Tout récemment, la lecture de l’Anthologie de la poésie japonaise classique, compilée en son temps par Gaston Renondeau, m’a dans l’ensemble beaucoup plu, et incité à creuser la question davantage encore… en me frottant à ce registre effrayant qu’est le haïku. À vrai dire, je m’étais procuré en même temps l’anthologie dont je vais traiter aujourd’hui, dans la même et éminente collection « Poésie » des éditions Gallimard, et dont l’approche s’avère tout autre – j’avais même poussé le vice jusqu’à faire l’acquisition en même temps de l’Intégrale des haïkus de Bashô, en dépit de mon incompréhension peu ou prou totale de tout ce que j’en avais lu avant, ici, là ou encore là (de très loin le plus « scientifique » de ces trois recueils : bilingue, notes très abondantes… Ce qui me plaît bien, à moi).
Haiku : anthologie du poème court japonais est un recueil semble-t-il doté d’une jolie réputation, et dont bien des camarades avaient salué la pertinence et la réussite. Le travail accompli par Corinne Atlan et Zéno Bianu devait donc constituer une bonne porte d’entrée, me concernant – à même de dépasser mes préventions bêtement ancrées pour ce genre poétique dont la brièveté me secoue, dont la candeur apparente me stupéfie, dont le propos m’échappe 99,9 fois sur 100 (au mieux), etc.
Mais il y avait donc du boulot, hein – c’était vraiment pas gagné.
Et au sortir de cette lecture, ça n’est sans doute toujours pas gagné – même si je crois (je crois…) qu’il y a quand même eu comme un progrès. Alors ne perdons pas espoir – à force, peut-être que j’y comprendrai quelque chose ; et peut-être, surtout, que cela me touchera véritablement ?
Maintenant, chroniquer tout ceci n’est pas chose aisée… En fait, et dans ces circonstances tout particulièrement, cela dépasse mes très éventuelles compétences, je ne vais pas me leurrer. Je vais livrer quelques développements très généraux dans les quelques sections qui suivent, mais, plus encore peut-être que pour l’Anthologie de la poésie japonaise classique, ce seront surtout les extraits qui compteront – une sélection dans une sélection, avec ce que cela implique de biais plus ou moins fâcheux…
UNE QUESTION DE MOTS
Avant cela, cependant, un peu de vocabulaire, qui me paraît utile – même si je vais m’en tenir ici à l’historique du genre, résumée dans un petit article en fin d’ouvrage. Le lexique du haïku va, c’est certain, bien au-delà, et j’aurai l’occasion de parler, par exemple, du kigo ou du kireji, mais, pour l’heure, simplement un peu d’histoire – et même là sans entrer excessivement dans les détails…
La poésie japonaise primordiale est sans doute d’essence populaire, dans les rites paysans de type utagaki, où les « chants-poèmes » occupent une place fondamentale. Uta, aujourd’hui, désigne la « chanson », mais la distinction apparaît somme toute récente, si les poèmes classiques n’étaient plus forcément chantés.
Sur cette base populaire, se constitue aux époques Nara, avec le Man.yôshû, puis Heian, la poésie japonaise classique : les poèmes japonais, ou waka, se distinguent de la poésie chinoise, et prennent plusieurs formes, dont le tanka, ou « poème court », est la plus importante – le chôka, ou « poème long », disparaît dès Heian, et de même pour les autres formats, déjà bien moins courus ; c’en est au point où tanka devient synonyme de waka, les deux termes étant employés alternativement pour désigner la même chose.
Le tanka est un poème court (donc), composé de cinq vers. Les formats poétiques japonais s’attachent avant toute chose au nombre de mores, ou syllabes, et, dès cette époque primordiale, la base des poèmes consiste pour l’essentiel en l’alternance de vers de cinq et de sept mores. Le tanka, concrètement, obéit à une structure 5-7-5-7-7.
Au sein même du tanka, sur cette base, on peut opérer une distinction entre deux ensembles : les trois premiers vers, 5-7-5, constituent ce que l’on appelle le hokku. Restent les deux derniers vers, 7-7, distique en forme d’ « envoi », disons.
Un jeu poétique se développe bientôt, qui consiste en l’élaboration collective de poèmes, sur la base de l’échange et de l’enchaînement : c’est ce que l’on appelle traditionnellement le renga, même si, plus récemment, on a aussi employé le terme de renku. Dans le contexte du renga, un premier poète lance un hokku (5-7-5) ; un deuxième poète complète le tanka avec un distique (7-7) ; puis le premier poète, ou un autre encore, enchaîne avec un nouveau hokku, etc.
Sur cette base, le lexique technique se complexifie considérablement, car on distingue par exemple les renga en fonction du nombre de strophes (par exemple, un kasen comprend 36 strophes, un hyakuin en compte 1000…), ou de participants, etc. Le jeu poétique constitue à terme un véritable rituel, avec ses obligations spécifiques, même si la dimension ludique demeure essentielle.
Le public varie, aussi – ou les participants, en fait. L’art poétique, d’abord associé à l’aristocratie, se diffuse dans la bourgeoisie, notamment à l’époque d’Edo, où des commerçants – ces hommes de la caste la plus basse du Japon des Tokugawa, hors-castes tels que les burakumin exceptés – s’assemblent pour composer ensemble des renga dont les thèmes sont souvent plus prosaïques que ceux des nobles, et tout aussi souvent comiques : on parle alors de haikai-renga.
Le principe reste le même, mais, au sein du haikai-renga, le hokku tend à gagner progressivement son autonomie – entendre par-là que le hokku acquiert une valeur propre, qui en justifie, par exemple, la publication en dehors du renga qui l’a vu naître ; bientôt, c’est même la composition du hokku qui s’émancipe de l’exercice collectif du haikai-renga. Ces hokku isolés sont alors appelés haikai-hokku.
Le genre connaît alors une apogée, avec son plus grand maître, Bashô (1644-1694), et son école. D’autres suivront, importants à leur tour, tels surtout, passés les disciples de Bashô qui se disputent bien vite l’héritage, Buson (1716-1783), et Issa (1763-1828). Puis cette forme poétique tend à être abandonnée, et peu ou prou oubliée…
Vers la fin du XIXe siècle, cependant, dans les bouleversements associés à l’ouverture forcée du Japon et à la Rénovation de Meiji, Masaoka Shiki redécouvre ce genre, tout particulièrement via Buson. C’est Shiki, dans ce contexte, qui simplifie l’expression haikai-hokku, finalement toujours trop liée au renga à ses yeux, en haiku – manière d’affirmer une bonne fois pour toutes l’autonomie du poème de trois vers.
À proprement parler, haiku est donc un néologisme, apparu seulement avec Shiki – parler des « haïkus de Bashô » a dès lors quelque chose d’anachronique. Mais l’usage a pris, ainsi qu’en témoigne le titre même de la présente anthologie, et le genre s’est constitué en tant que tel.
Au Japon, et ailleurs : c’est à partir de la dénomination haiku que les Occidentaux découvrent ce format poétique d’une extrême brièveté, qui les déconcerte et les séduit, et qu’ils ramènent avec leurs bagages en Europe et en Amérique – au point où, bientôt, le haïku deviendra le type-idéal de la poésie japonaise… et, en même temps, un exercice auquel tenteront de se plier quelques poètes occidentaux (incluant Paul Claudel ou Jack Kerouac – cette compilation est toutefois purement japonaise). Il y a en fait ici, ai-je l'impression, une tension sur laquelle je vais tâcher de revenir brièvement un peu plus loin…
QUELQUES CHOIX DE L’ANTHOLOGIE
Cette anthologie, comme toute anthologie, implique un certain nombre de choix, forcément discutables, même si en l’espèce je ne suis certainement pas en mesure de les discuter… Donnons-en tout de même une vague idée.
Je suis tenté de mettre en avant un premier aspect, qui a une certaine importance à mes yeux mais sans doute beaucoup moins à la très grande majorité des lecteurs – et il ne s’agit donc pas à proprement parler d’une critique, pas du tout même, simplement d’un constat, de manière bien plus neutre : cette édition, en français uniquement (en matière de haïkus, j’ai l’impression qu’on rencontre souvent des éditions bilingues – par exemple, concernant Bashô, les Cent Onze Haiku, ou l'Intégrale des haïkus), n’est pas vraiment « scientifique », disons. L’introduction est essentiellement de nature poétique elle-même, tout en avançant quelques notions utiles à l’appréhension de l’ensemble, comme surtout celle de kigo, ou « mot-saison ». Les notices sont inexistantes, les notes rares ; nous ne savons rien des auteurs, et les circonstances de composition du haïku ne sont explicitées que dans les cas les plus cruciaux. On trouve certes, en fin de volume, la « Petite Histoire du haïku » que je viens d’évoquer, ainsi qu’une bibliographie (japonaise, anglaise et française) – pas rien, donc. Mais, eu égard à mes attentes toutes personnelles, c’est parfois bien peu... Mais c’est un choix à l’évidence parfaitement légitime.
Le rendu des poèmes procède sans doute de la même intention, plus émotionnelle qu’intellectuelle : sans affectation, et sans s’imposer des carcans plus ou moins pertinents (dont surtout la conservation dans le texte français de l’alternance de vers de cinq et sept syllabes), la traduction vise plutôt à préserver la force des images, et, si elle s’attache au rendu de la rythmique, c’est sur un mode relativement libre, disons casuistique. Je ne suis pas en mesure de juger de la qualité de la traduction, ici. Le principe même de la traduction est toujours problématique (« traduttore, traditore », etc., je ne vous apprends rien), et je suppose que ça n’est jamais aussi vrai qu’en matière de poésie – puis, au sein de la poésie dans son ensemble, je suppose… que ça n’est jamais aussi vrai qu’en matière de haïkus ! Le fait est que, pour certains, la variété des traductions change à peu près tout : j’ai reconnu ici des haïkus déjà lus ailleurs, par leur thème, etc., tout en constatant que le texte français n’avait pour ainsi dire rien à voir, et que l’effet ne pouvait tout simplement pas être le même. Mais, à cet égard, je ne suis pas en mesure de louer une traduction plutôt qu’une autre.
Tant que nous en sommes aux principes généraux, il nous faut enfin évoquer les choix en termes de compilation et de présentation. Les anthologistes, Corinne Atlan et Zéno Bianu, avaient sans doute plusieurs options, dont la chronologie, le classement par auteurs, etc., mais ils se sont décidés pour une organisation thématique en fonction des saisons – un thème essentiel de la poésie japonaise et plus particulièrement du haïku, surtout tel que formalisé par Bashô ; dès lors, dans cette optique, le kigo, ou « mot-saison », a une importance cruciale. Les almanachs classiques étaient classés ainsi, ce qui confère une tournure en apparence un peu « conservatrice » à l’anthologie. Au sein même des quatre saisons (identifiées à la mode japonaise), et en notant tout de même qu’il est quelques haïkus « hors saison » en fin de compilation, les poèmes ne sont pas présentés par auteur ou dans l’ordre chronologique, là non plus (ce qui amène à juxtaposer, le cas échéant, vieux maîtres tel Bashô et auteurs tout à fait contemporains – et là, pour le coup, on rompt sans doute avec la façade de conservatisme…), mais en fonction de cinq sous-thèmes, toujours les mêmes (« passages de la saison » ; « inventaire des cieux » ; « célébration du paysage » ; « des hommes et des bêtes » ; « le grand herbier »), ce qui renforce l’impression de classicisme – noter que ces sous-thèmes figurent seulement dans la table des matières, pas dans le corps du texte. Dès lors, la juxtaposition d’auteurs traitant du même thème, ou bien, même « seuls » (sans doute ne l’étaient-ils jamais tout à fait), multipliant les variations, entraîne sans doute une certaine tendance à la répétition – mais délibérément, je suppose : la répétition, en fait, participe pleinement de l’exercice poétique du haïku (qui s'avère éventuellement très référentiel).
LES RÈGLES ET LA LIBERTÉ
Tout cela nous amène à envisager encore une autre question d’ordre général : la tension éventuelle entre les règles et la liberté. Je suppose que ce type de tension pourrait s’appliquer à bien d’autres domaines des arts et des lettres, mais il me rend tout particulièrement curieux, ici…
Avant même Bashô, dans le monde du haikai-renga naissant, des écoles s’opposaient – d’un côté, pour faire dans le binaire, celle qui prisait avant toute chose la tradition et le respect des formes, de l’autre celle qui comptait s’affranchir de ces restrictions pour se montrer plus libre dans son art. Le « seigneur ermite » lui-même a vagabondé entre ces différentes écoles, avant de créer la sienne – laquelle, à son tour, verrait s’opposer disciples conservateurs et progressistes.
Reste que Bashô, pour élever le haikai-hokku au rang d’art, lui a imposé des règles – un véritable code de composition. Le rythme 5-7-5 est plus que jamais inévitable ; le poème doit comporter un kigo, ou « mot-saison », immédiatement identifiable et duquel, d’une certaine manière, découle tout le reste ; il doit également faire appel au kireji, ou « césure », dont l’effet, dirions-nous peut-être aujourd’hui, relève de « l’arrêt sur image », et a donc aussi des implications rythmiques ; épithètes classiques et jeux de mots conventionnels y ont également leur part (Bashô en était particulièrement friand dans ses œuvres de jeunesse) ; et le maître fixe aussi les thèmes et le ton du futur haïku, dans les fondements mêmes de l’esthétique japonaise (pp. 208-209) :
[S]incérité, légèreté, objectivité, tendresse à l’endroit des créatures vivantes, mais aussi sabi (simplicité, sérénité, solitude), wabi (beauté dépouillée en accord avec la nature), et enfin – élément primordial qui sous-tend toute la philosophie du genre – fueki-ryûko, juste équilibre entre le principe d’éternité et l’irruption d’un événement éphémère ou trivial.
(Je note au passage que les notions de sabi et de wabi sont sans doute bien plus riches et complexes que cela, mais cette introduction n'avait pas à les développer outre-mesure.)
Certes, tous les haïkistes ne se sont pas forcément pliés à ce code – Buson, notamment, avait semble-t-il une conception plus spontanée du haïku, et prisait avant tout le shasei, ou « croquis d’après nature ». Shiki, « créant » la notion même de haïku en redécouvrant ces maîtres passés de la forme courte, ne dissimulait d’ailleurs en rien que la conception de Buson lui parlait davantage que celle, peut-être trop rigide, de Bashô, tout en en retenant du maître l’idée que le fueki-ryûko était une dimension essentielle de la poésie japonaise courte.
Le risque inhérent à ce genre de formalisation est sans doute celui de l’affectation et de l’insincérité, jusqu'à l'artifice : la production poétique risque de devenir une mécanique, ou une rhétorique – je vous laisse juger du terme le plus approprié. D’une certaine manière, n’est-ce pas là une raison (parmi d'autres, sans doute) de la décadence des tanka dans le Japon médiéval ? Je vous renvoie si jamais à l’Anthologie de la poésie japonaise classique. Or, à tout prendre, le haikai-hokku avait déjà connu semblable « décadence », quand Shiki l’avait « redécouvert » ; et c’était d’ailleurs bien pour cela que l’on pouvait parler de « redécouverte », après tout…
Mais je suppose qu’à l’époque de Shiki cette tension se doublait d’une autre, opposant cette fois le Japon et l’Occident. L’ouverture forcée du pays à partir de 1853 et la Rénovation de Meiji à partir de 1868 ne pouvaient rester sans conséquences à cet égard. J’ai eu plusieurs fois l’occasion de traiter de l’impact de ces bouleversements sur des romanciers et nouvellistes, mais les poètes en étaient au moins autant affectés, et peut-être davantage encore. La mise en valeur du haïku n’était-elle pas aussi, d’une certaine manière, l’occasion d’affirmer une spécificité nippone irréductible et plus antagoniste qu’aucune autre à l’encontre de la littérature occidentale ? Avec des effets éventuellement inattendus – au premier chef la séduction que cet art poétique autochtone pourrait en fait exercer sur des poètes occidentaux… Quitte à en colporter aussi en Europe et en Amérique, via des « passeurs » beaucoup moins avisés, une version « light », creuse et navrante de par son exotisme de pacotille teinté de mystique façon « développement personnel » (dont le bouddhisme zen ferait davantage encore les frais, en son temps, mais je tends vraiment à croire que le haïku en a beaucoup souffert, dans le registre du moins des représentations, d’une manière assez proche finalement).
Sur la base de ces antagonismes plus ou moins consciemment mis en avant, je suppose que c’est pourtant l’échange qui s’est développé – et qui a permis, c’est appréciable, de contrebalancer au Japon même le risque d’un conservatisme poétique par essence mortifère. L’anthologie semble en témoigner à plusieurs reprises, qui cite au côté des maîtres les plus conformistes des trublions désireux de trouver une voie qui leur est propre, le cas échéant en brisant les carcans. Je pense par exemple à Takanayagi Shigenobu (1923-1983) : ici, il faut relever que la figuration du haïku en trois vers est une convention occidentale – la rythmique du poème japonais, « le temps d’un souffle », est bien 5-7-5, mais, sur le papier, il tient, par convention là encore, en une seule ligne ; pas chez notre auteur, pourtant, qui écrit ses haïkus sur plusieurs lignes (en français, visuellement, cela donne par exemple des haïkus de quatre vers) ; ce qui n’a peut-être l’air de rien, dit comme ça, mais s’avère sans doute bien plus subversif qu’il n’y paraît. Les haïkus « hors saison », et donc déjà débarrassés de la contrainte du kigo, pourtant fondamentale aux yeux de Bashô, montrent de manière plus générale une poésie japonaise contemporaine affichant farouchement sa liberté, et ne rechignant pas, le cas échéant, à emprunter à la poésie occidentale tout en s’attachant au registre du poème court japonais traditionnel. Et les thèmes choisis, bien éloignés souvent des bestiaires ou herbiers de Buson aussi bien que de Bashô, en témoignent également – la technologie même s’immisce dans les haïkus, lumière électrique ou bombe atomique, etc.
Finalement, ce schéma (qui vaut ce qu’il vaut) où le conformisme découle de la liberté, avant de susciter à nouveau à son tour, par réaction, une nouvelle liberté, n’est sans doute guère surprenant, même s’il faut prendre garde à ne pas trop le généraliser hâtivement, ce qui serait toujours simpliste. Il incite, pourtant, à prendre un peu de recul, et éventuellement à revenir à une liberté « initiale » qu’on aurait bien tort d’oublier. La liberté du haikai-renga, puis du haikai-hokku, puis du haïku, doit en effet beaucoup au ton employé – et ce n’est pas l’aspect avec lequel je me sens le plus à l’aise, en fait… Initialement, cette poésie bourgeoise, face à la pompe de la cour impériale (ou shogunale, pour ce que j’en sais), se distinguait par sa légèreté, voire son caractère « comique », que l’expression même de haikai-renga mettait semble-t-il en avant. Cette légèreté, cet humour, ont persisté : en témoignent par exemple les haïkus ici compilés, mais j’ai cru comprendre que cela se vérifiait de manière plus générale, du fameux romancier Natsume Sôseki (1867-1916 ; noter qu’il était devenu un grand ami de Shiki et un haïkiste enthousiaste avant de lire des romans occidentaux et d’écrire ses propres romans). Cette légèreté de ton, souvent, peut virer à la vulgarité, en fait – notamment d’ordre scatologique. Ce ne sont pas les haïkus les plus faciles à appréhender, en ce qui me concerne…
Cependant, cette liberté globale autorise les poètes à user de bien des registres et de bien des tons différents : dans cette anthologie, au rythme des saisons, la joie de pisser et de chier voisine avec l'émerveillement, la mélancolie ou la peur de la mort… Et je ne vous cacherais pas que ce sont généralement les haïkus les plus graves qui m’ont un tant soit peu parlé – on ne se refait pas… Un biais à prendre en compte dans la très discutable sélection qui va suivre, et dans laquelle je vais conserver le parti-pris saisonnier.
APERÇUS AU RYTHME DES SAISONS
Nous y arrivons… Les extraits qui forment l’essentiel de cette chronique… et, pour la version YouTube, il va donc me falloir lire à haute voix plein de haïkus. J’en frémis d’avance – comme vous…
Le printemps
La première saison est assez éloquente en ce qui concerne l’importance du kigo : ici, c’est très souvent le cerisier en fleur qui en fait office – expression ultime de l'éphémère, un vrai lieu commun des représentations esthétiques, voire plus largement philosophiques, couramment associées au Japon ; je crois pourtant que, dans les exemples choisis, la banalité relative du kigo ne nuit pas à la beauté des images, et produit à l’occasion de très convaincants résultats. Bien sûr, je ne peux que noter que sept des onze poèmes que je reprends ici sont l’œuvre d’Issa…
On vieillit –
Même la longueur du jour
Est source de larmes
(Kobayashi Issa)
À la surface de l’eau
Des sillons de soie –
Pluie de printemps
(Ryôkan)
Papillon qui bat des ailes
Je suis comme toi –
Poussière d’être !
(Kobayashi Issa)
Couvert de papillons
L’arbre mort
Est en fleurs !
(Kobayashi Issa)
Le monde
Est devenu
Un cerisier en fleurs
(Ryôkan)
Sous les fleurs de cerisier
Grouille et fourmille
L’humanité
(Kobayashi Issa)
Enseveli
Dans un rêve de fleurs –
Je voudrais mourir à l’instant !
(Ochi Etsujin)
Puisqu’il le faut
Entraînons-nous à mourir
À l’ombre des fleurs
(Kobayashi Issa)
Un monde
Qui souffre
Sous un manteau de fleurs
(Kobayashi Issa)
Prépare-toi à la mort
Prépare-toi
Bruissent les cerisiers en fleurs
(Kobayashi Issa)
Squelettes
Enveloppés de soie
Nous contemplons les fleurs
(Ueshima Onitsura)
L’été
On passe à l’été –
Des petits poèmes qui crient
Ah ! Sea, sex and sun…
(Nébal)
…
Pardon.
Je relève dans ces poèmes estivaux comme une parenté trouble entre la sieste et la mort – d’un poème à l’autre, le contentement léthargique se connote d’une étonnante morbidité, que l’on ne serait pas forcément très porté à associer à l’été. Noter, aussi, du côté des kigo j’imagine, la présence très marquée des lucioles, éventuellement aussi des fourmis – insectes dont la taille insignifiante est très propice aux effets de contrastes typiques du fueki-ryûko. À titre personnel, je ne peux que constater qu’Issa demeure assez présent…
Rien qui m’appartienne –
Sinon la paix du cœur
Et la fraîcheur de l’air
(Kobayashi Issa)
Nuit brève –
Combien de jours
Encore à vivre ?
(Masaoka Shiki)
Le vent meurt –
Les herbes
S’habillent de deuil
(Aioigaki Kajin)
Le mendiant –
Il porte le ciel et la terre
Pour habit d’été
(Takarai Kikaku)
C’est la sieste –
Je laisse l’eau des montagnes
Décortiquer le riz
(Kobayashi Issa)
Sans souci
Sur mon oreiller d’herbes
Je me suis absenté
(Ryôkan)
En ce monde flottant
Devenez bonze en chef
Et vous ferez la sieste !
(Natsume Sôseki)
Fraîcheur du soir –
Celui-là ignore que la cloche
Sonne le glas de sa vie
(Kobayashi Issa)
Fraîcheur du soir –
Celui-là sait que la cloche
Sonne le glas de sa vie
(Kobayashi Issa)
…
Ah oui, quand même. Mais je dois avouer que, bizarrement, cette variation étonnante dans son caractère extrême me parait… pertinente, en fait ; et me touche, oui.
Coupant le chaume
Sous les étoiles fanées
Ma faux heurte une tombe
(Hiramatsu Yoshiko)
La fin de ton chant
Coucou
Je l’entendrai au Pays des ombres
(Anonyme)
Envolée
La première luciole –
Du vent dans ma main !
(Kobayashi Issa)
Poursuivie
La luciole s’abrite
Dans un rayon de lune
(Ôshima Ryôta)
L’eau devient cristal
Les lucioles s’éteignent –
Rien n’existe
(Chiyo-ni)
Sur la pointe d’une herbe
Devant l’infini du ciel
Une fourmi
(Ozaki Hôsai)
Silence d’après-midi –
Seule une terre calcinée
Que labourent les fourmis
(Nakadai Shunrei)
Sur l’œillet
Un papillon blanc –
Ou une âme égarée
(Masaoka Shiki)
Vivants
Tout simplement –
Moi et le coquelicot !
(Kobayashi Issa)
L’automne
Automne – sanglots longs, patin couffin… Les représentations japonaises et occidentales sont sans doute relativement proches, ici : c’est le moment du déclin, de la vieillesse – présageant l’hiver et/ou la mort. Je suppose que, dans le bestiaire, la cigale est alors appropriée. Cependant, ici, l’herbier, y compris via les feuilles mortes, et le bestiaire, sont toutefois bien moins présents que la lune – il faut croire que la lune d’automne a ses connotations spécifiques. Bien sûr, il y a peut-être voire probablement un biais tout personnel, ici, et ce constat est donc plus ou moins assuré (plutôt moins que plus). Enfin, Shiki, pour une raison ou une autre, semble assez présent dans cette section.
Ce matin c'est l'automne –
À dire ces mots
Je me sens vieillir
(Kobayashi Issa)
Ce matin l'automne –
Dans le miroir
Le visage de mon père
(Murakami Kijô)
Ce chemin –
Seule la pénombre d'automne
L'emprunte encore
(Matsuo Bashô)
Couchant d'automne –
La solitude aussi
Est une joie
(Yosa Buson)
La nuit est sans fin –
Je pense
À ce qui viendra dans dix mille ans
(Masaoka Shiki)
Adieu –
Au-delà du brouillard
Un brouillard plus profond
(Mitsuhashi Takajo)
Fût-ce en mille éclats
Elle est toujours là –
La lune dans l'eau !
(Ueda Chôshû)
Suspendre la lune au pin –
La décrocher
Pour mieux la contempler !
(Tachibana Hokushi)
Pas après pas
J'avance
Prisonnier sous la lune
(Hirahata Seito)
Après avoir contemplé la lune
Mon ombre
Me raccompagne
(Yamaguchi Sodô)
Sous la lune vivante
Je dors
Avec un mourant
(Hashimoto Takako)
Je voudrais tant partir –
Coiffée de lune
Sous le ciel vagabond !
(Tagami Kikusha-ni)
Maintenant
Sous la lune d'automne
Il n'est plus d'ennemis
(Takahama Kyoshi)
Le précédent haïku a été composé peu après la défaite du Japon en 1945. Je ne sais pas bien si le constat est mélancolique ou favorable – je suppose qu’il peut être tout à la fois les deux, en fait.
Jour après jour
Tombe la bruine
La vieillesse me saisit
(Ryôkan)
Cœur
Blanchi par la pluie
Carcasse battue par les vents !
(Matsuo Bashô)
Automne en montagne –
Tant d'étoiles
Tant d'ancêtres lointains
(Nozawa Setsuko)
Automne
Le malheur et rien d'autre –
Je poursuis mon voyage
(Taneda Santôka)
Ils ressemblent aux hommes
Les épouvantails du clair de lune –
Si pitoyables !
(Masaoka Shiki)
Sur les champs des hauteurs
Les épouvantails
Se coiffent d'un nuage
(Masaoka Shiki)
Au bord de la mort
Plus crépitante encore
La cigale de l'automne
(Masaoka Shiki)
Ce monde souffre –
Même les herbes le disent
Qui se courbent au couchant
(Kobayashi Issa)
Le grand jour blanc
Me dénude l'âme –
Feuilles mortes
(Watanabe Suiha)
Figues vertes –
Nues
À l'horizon d'un ciel vide
(Toyama Chikage)
Sur ce pont suspendu
Nos vies s'enroulent
Aux sarments de lierre
(Matsuo Bashô)
L’hiver
La dernière saison : le froid, la mort… Des connotations qui n’ont sans doute pas à nous surprendre. La renaissance n’est cependant pas exclue, ai-je l’impression – ce qui, là aussi, n’est sans doute pas si surprenant.
Dans la chambre
Ce froid vif sous mon pied –
Le peigne de ma femme morte
(Yosa Buson)
Dans la nuit de décembre
Un lit glacé –
Voilà tout ce que j’ai
(Ozaki Hôsai)
Comme poussière
Sous les grands froids
Un homme est mort
(Takahama Kyoshi)
Tableau de guerre atomique –
Comme moi les morts ouvrent la bouche
Frisson
(Katô Shûson)
Nuit de givre –
Comment dormir
Quand la mer ne dort pas ?
(Suzuki Masajo)
Glaçant mon ventre
Les rames frappent la vague –
Nuit de larmes
(Matsuo Bashô)
Après mes larmes –
La plénitude
De mon souffle blanc
(Hashimoto Takako)
Sur le premier journal de l’année
Gueule ouverte
Un canon me vise
(Kuribayashi Issekiro)
Matin du premier jour –
Dans le poêle
Quelques braises de l’an passé
(Hino Sôjô)
Particule
Dans le soleil d’hiver
Je voudrais partir
(Sôma Senshi)
Ciel de neige –
Je n’ai pas connu mon père
Dans sa cinquantaine
(Kubota Keiko)
Déjà je l’imagine
Tombant sur mon cadavre –
La neige
(Takahama Kyoshi)
À travers la neige
Les lumières des maisons
Qui m’ont claqué la porte au nez
(Yosa Buson)
Dans mon bol de fer
En guise d’aumône
La grêle
(Taneda Santôka)
Sur son cheval
Dans le vent qui cingle
L’homme au regard fixe
(Ryôkan)
Je suppose que le poème précédent parle de Clint Eastwood, aka « l’Homme sans nom ».
…
Pardon.
Reprenons…
Seule dans la lande à nu
Elle surgit rauque
La voix des morts
(Kawahara Biwao)
Sur la lande sans vie
Un peigne de femme
Du temps des herbes folles
(Ihara Saikaku)
Garde de nuit –
J’écoute
La plainte continue de la pluie
(Natsume Sôseki)
Bizarrement ou pas, j’ai eu l’impression que l’hiver était aussi étonnamment propice au haïku scatologique (y a que ça de vrai) ; quelques exemples (de rien) :
Ce trou parfait
Que je fais en pissant
Dans la neige à ma porte !
(Kobayashi Issa)
Merveille !
Pisser debout
Sous un déluge de grêle !
(Kobayashi Issa)
Le maître abbé –
Voilà qu’il pose sa crotte
Sur la lande en friche !
(Yosa Buson)
Il chie
Le chat errant
Dans le jardin tout blanc
(Masaoka Shiki)
Hors saison
Nous concluons enfin avec des poèmes « hors saison », et tant pis pour le kigo. Autant dire des putains de rebelles ! Et l’introduction de thèmes plus modernes, aussi. D’une grande variété par ailleurs, ce qui ne permet guère de plus amples remarques en guise de présentation générale, j’imagine.
Soudain la guerre
Debout
Au fond du couloir
(Watanabe Hakusen)
Le poème précédent renvoie à l’arrestation par la police de la sécurité publique, en 1940, de Watanabe Hakusen ainsi que d’autres poètes.
Bientôt sur la lampe
S’abattront
Les ténèbres du champ de bataille
(Tomizawa Kakio)
Assise sur une balançoire
Victime de la Bombe
La petite fille morte
(Takashima Shigeru)
Si seul
Que je fais bouger mon ombre
Pour voir
(Ozaki Hôsai)
Quelqu’un se noie encore
Dans le Fleuve du Ciel –
Cri
(Kawahara Biwao)
Dans le quartier des banques
Les navires de guerre
Irradient
(Hoshinaga Fumio)
Mais, bien sûr :
Même
Lorsque mon père se mourait
Je pétais
(Yamazaki Sôkan)
J’AI SURVÉCU MAIS
CE N’EST DÉCIDÉMENT PAS
MON TRUC – LE HAÏKU !
Au final, la lecture de cette anthologie… m’a plus ou moins convaincu. Je reste encore, faut-il croire, bien trop hermétique au haïku, de manière générale, et, si quelques poèmes m’ont touché, ça n’a vraiment pas été systématique. L’Anthologie de la poésie japonaise classique m’avait globalement bien davantage parlé… du moins avant qu’elle ne se consacre aux haïkus, bien sûr.
Globalement, ce poème d’un souffle me laisse donc presque toujours aussi perplexe. Sa simplicité affichée, notamment. Et, trop souvent, j’ai l’impression d’une candeur perturbante – même à l’occasion dans les poèmes les plus mélancoliques, et plus puisque affinités, qui ont tout de même ma préférence.
Je ne suis pas encore prêt ! Sans doute faudra-t-il encore me rôder davantage… Et, avec un peu de chance (non, beaucoup…), j’en arriverai peut-être un jour au stade où des éditions bilingues sauront me donner un aperçu de ce qu’est vraiment le haïku.
Ceci dit, je crois qu’il y a un progrès. Et notable. Il y a quelque temps de cela (pas si longtemps…), l’ensemble ou peu s’en faut de cette anthologie m’aurait laissé de marbre. Cette fois, occasionnellement, il y a bien des choses qui m’ont parlé. Et j’ai relevé à tout hasard quelques noms – au premier chef ceux de Issa et Shiki, deux des quatre « grands maîtres » (les deux autres étant bien sûr Bashô et Buson)… Peut-être faudra-t-il aussi approfondir du côté du haïku contemporain ? Ce n’est pas exclu – j’y devine une nouvelle liberté qui pourrait me séduire… Or les mêmes anthologistes, dans la même collection, ont livré un Haiku du XXe siècle : le poème court japonais d'aujourd'hui. Je le note...
De toute façon, l’expérience ne s’arrêtera pas là – j’ai déjà du Bashô sous la main, et il me faudra ensuite tenter d’autres choses…
… TO BE CONTINUED
(Par deux vers de sept mores chacun, j’imagine.)