Haiku du XXe siècle : Le poème court japonais d'aujourd'hui par Nébal

Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2018/03/haiku-du-xxe-siecle-le-poeme-court-japonais-d-aujourd-hui.html


PREMIÈRE APPROCHE DE LA POÉSIE JAPONAISE CONTEMPORAINE


Tel un soldat de l’empire qui s’est fait oublier dans la jungle, ne jamais m’avouer vaincu ! Et cultiver, du moins, une certaine curiosité pour la poésie japonaise, que certains cuisants échecs (voyez L’Intégrale des haïkus de Bashô, si vous l’osez…) ne sont bizarrement pas parvenus à annihiler. Il faut dire que les découvertes puissantes ont souvent compensé ces échecs...


Mais peut-être avec un biais ? J’avais fait part de ce que la poésie japonaise qui, jusqu’à présent du moins, me touchait le plus, était la plus « classique » au sens fort – celle figurant dans la compilation originelle du Man.yôshû (« recueil des dix mille feuilles »), rassemblée durant l’époque de Nara, et celle de Heian, dans des ouvrages tels que les Contes d'Ise, ou dans la première anthologie impériale, le Kokin wakashû (« recueil de poèmes japonais d’hier et d’aujourd’hui), où s’était illustré notamment, en tant que poète mais aussi en tant que théoricien, disons, le fascinant personnage qu’était Ki no Tsurayuki – cette anthologie séminale figurant parmi les plus grandes œuvres de l’époque de Heian, quelque temps avant Le Dit du Genji de Murasaki Shikibu et les Notes de chevet de Sei Shônagon.


La poésie ultérieure ? J’avais plus de mal… En mettant de côté le cas du théâtre nô (mais j’y reviendrai prochainement, c’est du moins assez probable), le fait est que les œuvres, par exemple, compilées par Gaston Renondeau dans son Anthologie de la poésie japonaise classique, à partir de l’époque de Kamakura, me parlent beaucoup moins. L’extrême subtilité de Teika, et le poids de la convention dans ses adorations (voyez De cent poètes un poème), me laissent froid – et, à l’époque d’Edo, le « haïku » le plus classique, me dépasse totalement… Décidément, Bashô, je n’y arrive pas. Mais alors pas du tout. Je n’y comprends rien…


Et, peut-être est-ce de ma part un préjugé, mais je me suis demandé si partie de ce triste constat ne s’expliquait pas par le caractère très rigidement codifié de ces productions poétiques – peut-être une poésie plus récente, et supposais-je plus libre, pourrait-elle me séduire davantage ? Dans le cas du haïku, cependant, cet impact de la modernité était sans doute très relatif : après tout, Shiki invente tout bonnement le terme même pour désigner ces poésies durant l’ère Meiji… et mes précédentes lectures en la matière – concrètement, le recueil Haiku : anthologie du poème court japonais, compilée par Corinne Atlan et Zéno Bianu – pouvaient citer des auteurs de Meiji, voire de Taishô, voire même soyons fous de Shôwa…


Mais je tendais à croire qu’il pouvait y avoir d’autres approches : après tout, les mêmes anthologistes avaient conçu un second recueil, celui qui va nous intéresser aujourd’hui, intitulé Haiku du XXe siècle : le poème court japonais d’aujourd’hui. Ce n’était pas pour rien, hein ! Et j’en attendais donc plus de liberté – de même pour une autre acquisition effectuée en même temps, 101 Poèmes du Japon d’aujourd’hui, d'une périodisation plus resserrée (à partir de l’après-guerre, et même de l’après-après-guerre), et beaucoup plus iconoclaste peut-être ; en tout cas, nul haïku là-dedans. Bon, ce second recueil, j’y reviendrai plus tard : pour l’heure, le haïku.


C’était peut-être un biais, oui – mais, concernant ce recueil de haïkus précisément, à tort ou à raison, je crois y avoir trouvé exactement ce que je cherchais : un poème plus libre, voire frondeur, et qui, le cas échéant, peut s’affirmer en relativisant, sinon en envoyant paître, les vieux codes hérités de Bashô et compagnie – et tout particulièrement l’importance cruciale des saisons, et donc des « mots-saisons », ou kigo. Paradoxalement ou pas, ce recueil conserve pourtant la structure saisonnière traditionnelle, avec des subdivisions thématiques, qui était celle de Haiku : anthologie du poème court japonais. Pourtant, le paratexte appuie sur cette idée qu’il était possible de faire des haïkus sans kigo (on parle alors de muki-haiku), et l’ultime section « hors-saison » n’a rien de négligeable. Ceci étant, le haïku a pu évoluer de manière moins radicale, simplement en réactualisant le répertoire des mots-saisons : nous parlons d’un Japon traumatisé par Hiroshima, événement vécu comme une sorte de date limite – la catastrophe ayant eu lieu le 6 août 1945, Hiroshima même, et le thème de la bombe, ont intégré le catalogue des kigo d’été… Mais cette poésie courte du XXe siècle, plus prosaïquement, peut aussi traiter de la lumière électrique ou des voitures, que sais-je encore. Et, au-delà, il y a quelques auteurs plus iconoclastes – qui, outre qu’ils se passent du kigo, écrivent leurs haïkus sur plusieurs lignes, ou s’émancipent de la rythmique classique 5-7-5… On pourrait se demander, à ce stade, s’il s’agit encore de haïkus ? Les anthologistes en sont convaincus : il y a pour eux quelque chose d’irréductible dans ce poème court japonais – mais ils ne sont pas très explicites à ce propos ; admettons…


Ce qui compte à mes yeux (et mes oreilles), c’est que ce recueil m’a bien plus convaincu, bien plus parlé du moins, que tous les autres ouvrages consacrés aux haïkus que j’ai pu aborder (certes, ils ne sont pas si nombreux…). Ce haïku du XXe siècle produit sur moi son effet – au-delà de la raison sans doute, mais je me suis régulièrement arrêté sur trois vers çà et là, générateurs d’images fortes et parlant au cœur. Le haïku d’Edo, voire de Meiji, n’y parvenait que bien rarement, pour ce que j’en savais – mais, ici, une bonne partie des poèmes compilés m’ont séduit… et peut-être même la majorité d’entre eux ? Ce recueil, en tout cas, m’a beaucoup plu – bien davantage que Haiku : anthologie du poème court japonais, son pendant à la fois plus classique et plus englobant.


UNE SÉLECTION


Je ne me sens pas d’en dire beaucoup plus… En fait, je n’en ai pas les moyens. Mieux vaut passer à la coutumière sélection de poèmes qui m’ont parlé d’une manière ou d’une autre – avec l’avertissement non moins coutumier : ce n’est pas ce qu’il y a de meilleur dans ces pages, c’est ce qui m’a fait ressentir… quelque chose.


Comme dit plus haut, le présent recueil est classé en fonction des quatre saisons, avec une ultime partie « hors saison ». Au sein des quatre parties « traditionnelles » interviennent d’autres subdivisions, les mêmes pour chaque saison (« Passages de la saison », « Inventaire des cieux », « Célébrations du paysage », « Des hommes et des bêtes » et « Le grand herbier »), qui n’apparaissent toutefois que dans la table des matières ; la partie « hors saison » est livrée en bloc. Pour ma part, j’ai préféré, dans le cadre de ce compte rendu, un classement par auteurs – avec les dates de naissance et de mort pour se faire une idée, même vague, du contexte de ces poèmes (il y a aussi les numéros de page, parce que).


C’est parti…


Awano Seiho (1899-1992)


(p. 28)


Dans le secret du cœur


Le printemps me manque –


J’ai vieilli


Fuyuno Niji (1943-2002)


(p. 24)


Bras croisés


Le printemps médite


Sur la vitesse des racines amères


Hara Sekitei (1886-1951)


(p. 122)


Le sommet ?


Chrysanthèmes sauvages


Au souffle du vent vif !


Harako Kôhei (1919-2004)


(p. 85)


Vers le ciel de l’après-guerre –


Le lierre vert


Envahit les branches mortes


Hashimoto Mudô (1903-1974)


(p. 85)


Au village reverdi


Le soldat déclaré mort


Est revenu


Hino Sôjô (1901-1956)


(p. 135)


Je tousse


Donc je suis –


Neige de minuit


Horimoto Gin (né en 1942)


(p. 180)


Au bout de sa langue


Il cache des paysages –


L’étranger


Hoshinaga Fumio (né en 1933)


(p. 111)


Cet automne


Le parc d’attractions


Grouille de nazis


*


(p. 137)


Dans ce kiosque enneigé


La révolution –


On pourrait donc l’acheter ?


*


(p. 183)


Près de la gare


J’ai trinqué


Avec cette époque aveuglante


Kaneko Tôta (né en 1919)


(p. 83)


Respirer ?


C’est aspirer toutes les voix


Des cigales du soir


*


(p. 108)


Un cygne dans le brouillard –


Ou peut-être…


Le brouillard autour d’un cygne


Katô Shûson (1905-1993)


(p. 30)


Comme un bloc


De nuit voilée –


Perdu dans mes pensées


Kumagai Aiko (née en 1923)


(p. 181)


L’ombre du guerrier a disparu


Dans un éclair –


Kurosawa


Ce poème a bien été composé à l’occasion de la mort du fameux réalisateur. « L’ombre du guerrier » renvoie à son film Kagemusha.


Mayuzumi Madoka (née en 1962)


(p. 135)


Sainte Nuit –


Chute de neige


En post-scriptum


Mizuhara Shûôshi (1892-1981)


(p. 27)


Monde lointain –


Toujours plus lointain


Sous le soleil radieux


Nomiyama Asuka (1917-1970)


(p. 144)


À la fin


Deviendrai-je aussi un arbre –


Au loin dans la lande fanée ?


Ogiwara Seisensui (1884-1976)


(p. 164)


Un ciel sans couleur


Rejoint


La mer couleur de cendres


Origasa Bishû (1934-1990)


(p. 104)


Deux cents pas


Jusqu’au boulanger –


Sept pas jusqu’à la Voie lactée !


Shibuya Michi (né en 1926)


(p. 142)


Entre les montagnes d’hiver


S’ouvre une fenêtre de ciel ­–


Le monde est suave


Shôno Takeshi (né en 1970)


(p. 101)


Lune blême –


Un trou de néant


Se creuse dans mon crâne


Sugiura Keisuke (né en 1968)


(p. 183)


Juste avant le tremblement de terre


Tout le monde


A rêvé


Le poète parle ici du tremblement de terre de Kobe le 17 janvier 1995, qui a fait plus de 5000 victimes.


Sumitaku Kenshin (1961-1987)


(p. 99)


Quand je me lève


Il titube –


Le ciel étoilé


*


(p. 127)


L’hiver à nouveau –


Même dans les mots glacés


Des visiteurs


Des visiteurs… à l’hôpital, dans sa chambre de malade. Le poète est mort à 26 ans après une très longue hospitalisation – la plupart de ses poèmes traitent de ce thème en profondeur.


Suzuki Shin’ichi (né en 1957)


(p. 39)


Son ballon qui éclate –


Pour le garçon


Le ciel s’est éloigné


*


(p. 80)


Pendu


Dans une toile d’araignée –


Le ciel de l’après-guerre


*


(p. 170)


Ces enfants qui veulent dessiner


Des navires de guerre –


Je les plains


Takahashi Shizumi (née en 1973)


(p. 167)


Dans un coin de mon ventre


Il y a le ciel


De Pearl Harbor


Taneda Santôka (1882-1940)


(p. 176)


Seulement ce chemin


Où je marche seul


Oui, c’est un haïku de « deux vers » au lieu de trois (rythmique japonaise de 5-7 au lieu de 5-7-5). Et, non, vous ne ferez pas de blague sur Jean-Jacques Goldman.


(Trop tard.)


Terayama Shûji (1935-1983)


(p. 64)


Été dans la réserve –


Serrés au fond des livres


Les mots des auteurs morts


*


(p. 147)


Rhume d’hiver –


La pièce s’achève


Sur la mort du poète


*


(p. 153)


S’évader !


Et que se brise


Le crayon de l’hiver


Tomiyasu Fûsei (1885-1979)


(p. 116)


Le bruissement des insectes


La lumière de la une –


Souvent je les oublie


Usami Gyomoku (né en 1926)


(p. 114)


Midi d’automne –


Dans la ruche


Le bruit du pas des abeilles


Usuda Arô (1879-1951)


(p. 51)


Les azalées flamboient –


Tout ce qui vit


Va vers la mort


Wada Gorô (né en 1923)


(p. 27)


Dans la montagne


Les arbres font halte –


On enterre le printemps


Yoshida Tôshirô (né en 1927)


(p. 104)


Bientôt


L’homme posera une échelle


Contre la Voie lactée


Yotsuya Ryû (né en 1958)


(p. 108)


Déchirant le brouillard


Voici


Le visage blanc d’un ami


UNE AFFAIRE À SUIVRE…


Le bilan est donc très positif – oui, j’ai aimé ces haïkus ! Dingue… Mais c’est rassurant, quelque part.


Mais, surtout, cela appelle des compléments. D’autant que la poésie japonaise contemporaine est bien loin de se limiter au haïku – en fait, on utilise même des termes différents pour désigner poètes et haïkistes… Une lecture en cours pourrait permettre d’éclairer un peu plus la question ; je devrais donc vous parler prochainement du recueil 101 Poèmes du Japon d’aujourd’hui… D'ici-là, l'anthologie Haiku du XXe siècle : le poème court japonais d'aujourd'hui m'a fait l'effet d'une belle réussite.

Nébal
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le 27 mars 2018

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