Je ne prendrai pas le chemin de certains des commentateurs que l'on trouve sur Amazon, qui semblent n'avoir en fait pas lu le livre, à se concentrer sur une attaque contre la seule posture d'E. Faye, voire à injurier l'éditeur. Dans les deux cas, ce n'est pas faire justice à cet ouvrage impliquant de nombreux contributeurs en des articles renseignés, historiquement détaillés, et dans l'ensemble mesurés.
Pour que les choses soient claires, je me retrouve assez, dans ce débat, dans ce qu'en dit par ailleurs J.-M. Salanskis : dire Heidegger nazi ne suffit pas à déconsidérer sa philosophie, non plus que montrer ce que certains de ses philosphèmes doivent à cet engagement (l'être-pour-la-mort, par exemple) ne disqualifie pas l'ensemble de ses geste dans la philosophie. Le travail réellement philosophique ne se résume pas à celui (important, voire nécessaire, au demeurant) du tribunal, mais bien à ce qui peut être fait de philosophique à partir des analyses critiques de l'oeuvre.
On a alors plusieurs options :
Le déni : il est représenté par les commentaires cités plus haut, qui, à ne pas se porter à hauteur de la critique, forte, essentielle, de l'engagement nazi du philosophe, occultent ce que sa pensée peut avoir de profondément inquiétant ;
Le rejet : c'est la position d'E. Faye. Elle a, selon moi, deux intérêts : en portant vigoureusement la question sur la place publique, elle amène certains à réviser et nuancer leurs opinions, et elle fédère les travaux critiques. Pour autant, cela s'arrête-là. Je ne puis qu'abonder dans la perspective de ses opposants : la position d'E. Faye, aussi éclairante soit-elle par endroit, sape sa légitimité par des conclusions que ses prémisses ne portent pas - sur-généralisation de l'influence du nazisme de façon à dégommer un ennemi philosophiquement (et non pas seulement politiquement) dérangeant du champ philosophique - et ça, c'est particulièrement sale.
L'étude historique documentée : c'est de cela dont sont faits la plupart des articles de ce recueil. Ils ont l'intérêt de très clairement mettre en évidence ce que Bourdieu avait constaté en son temps, à savoir la récupération par Heidegger de la rhétorique völkisch, et, ce que Bourdieu n'avait pas fait, la façon dont elle fonctionne à l'intérieur du dispositif de Sein und Zeit et des textes politiques de l'époque.
Au moment où j'écris ces lignes, je ne me souviens plus dans le détail des différentes, souvent précises et parfois passionnantes études de l'opus. Mais j'en retiens un satisfecit : elles m'ont permis de considérablement réviser ma compréhension de l'oeuvre. Je ne lis plus Être et Temps de la même façon - les thèmes profondément réactionnaires m'y apparaissent de façon visible. Je le dois à cet ouvrage, plus précis et souvent moins emporté que les anathèmes stériles de Faye. Cela me permet de circonscrire plus clairement les gestes philosophiques qui ne tombent pas sous le coup d'une orientation politique de la pensée, et de repérer la façon dont ils s'emmêlent à des motivations plus obscures - sans que je puisse dire si Heidi cache ces gestes de façon consciente, faisant d'Être et Temps un texte cryptique, ou s'il est agi par ses idées politiques alors même qu'il tombe sur ces façons essentielles de résoudre les questions ontologiques qui le font, à mon sens à juste titre, un philosophe majeur du XXè siècle.
Au final, j'en ressors avec l'idée d'un Heidegger assez clairement nazi et dont la pensée a toujours embrassé les flux réactionnaires völkisch propres à son milieu, mais qui tombe sur une expérience de l'être qui, en Occident, était inédite (aurait-elle des signes avant-coureur, par exemple dans la mystique rhénane). Ses façons philosophiques relèvent d'un nouage complexe entre ces deux fils, l'un prenant parfois le dessus de l'autre, sans qu'aucun des deux ne parviennent jamais à pouvoir être isolé l'un de l'autre. En ce sens, je suis désormais assez d'accord avec une version de la formule de Faye : oui, Heidegger a bien introduit du nazisme en philosophie, mais, non, il n'y a pas introduit le nazisme. Et c'est bien pour cela que le travail critique et le commentaire de l'oeuvre restent des problèmes vivants qu'aucun retour sur la place publique de la question du nazisme de Heidi n'ont réussi à dissoudre.