Plus peut-être qu'aucune autre pièce de tonton Willie, « Henry V » doit énormément gagner à être vue sur les planches plutôt que lue... Dernière oeuvre historique de Shakespeare, « Henry V » clôt ainsi en 1599 un cycle commencé au début de sa carrière, vers 1590, avec « Henry VI ». Et oui, au niveau chronologique c'est bien entendu le bordel total, l'auteur n'ayant pas hésité à parler des petits-fils avant des grands-pères...
Toujours essentiellement fidèle aux « Chroniques de l'Angleterre » de Holinshed pour la description des faits historiques, Shakespeare livre avec cette pièce son oeuvre la moins baroque, du moins dans ce qu'il m'a été donné à lire jusqu'à présent. Son Henry est, comme il se doit, la fierté de l'Angleterre, l'un des rares triomphateurs unanimement révérés par Albion durant la Guerre de Cent ans. Encore aujourd'hui, la bataille d'Azincourt, durant laquelle il écrasa l'impressionnante armée française avec une « poignée » d'hommes limite loqueteux est un sujet de vantardise pour les britanniques férus d'Histoire. Cependant, Shakespeare a le mérite de ne pas dépeindre son héros comme un parangon de perfection et n'hésite pas à en faire, lors de fugitives scènes jadis passées sous silence au théâtre, une figure plus ambiguë, et donc plus humaine, à mi-chemin entre le soldat de Dieu et le jeune roi qui cherche seulement une occasion de faire ses preuves, quitte à devenir inflexible et belliqueux.
Si la figure d'Henry est donc intéressante, la description de ses aventures ne m'a pourtant pas transporté plus que de raison. L'habituel regard philosophique de l'auteur sur la nature humaine se veut ici moins perçant, plus désireux de dresser une espèce d'impression d'ensemble qui est assez réussie mais qui rogne considérablement sur le rythme de l'action. On rencontre beaucoup de lieux, de personnages (nobles et gens du peuple) et de petites intrigues parallèles, mais le tout se fait trop lourd, la faute à un manque d'originalité général ou de dépaysement dans les faits racontés. L'introspection d'un roi fut bien plus profonde et poétique dans « Richard II ». La fresque épique sera plus captivante dans le « Jules César » écrit à la même époque. L'humour, enfin, vaut tout de même souvent le détour (particulièrement les savoureux jeux de mots bilingues, certains passages étant écrits en français dans le texte !), même si les ressorts comiques sont moins fins que d'habitude et semblent même parfois un peu forcés ou maladroits.
Si Shakespeare évite donc de dresser des portraits véritablement manichéens, la surprise, le jeu des masques, les trompe-l’œil psychologiques et autres pièges savoureux du baroque si habilement maniés habituellement par William n'ont pas trop leur place ici, et s’effacent devant un classicisme peut-être trop évident pour un tel sujet. J'ai reçu une leçon d'histoire en lisant cette pièce, agréable, mais une leçon tout de même. Mon sentiment de frustration vient aussi peut-être du fait que cette oeuvre est censée faire directement suite à « Henry IV » pièce en deux parties racontant la jeunesse du futur roi. Là, à mon sens, tient le véritable enjeu du personnage d'Henry V: sa transformation de jeune homme débauché en souverain pieux et sage. La transformation est déjà terminée au début de « Henry V » alors que la véritable force du théâtre shakespearien tient en grande partie, selon moi, à l'exposition de processus quasi alchimiques où le chaos ne redevient harmonie qu'au prix du sang ou de l'amour. Il y a les deux dans cette pièce, mais seulement pour servir l'ambition d'un jeune homme relativement égal à lui-même du début à la fin. Le Barde n'a donc plus grand chose à raconter.
Mais peut-être est-ce moi qui m'égare: le prologue, devenu culte, met brillamment en scène un choeur qui expose directement au spectateur la poétique théâtrale de son auteur. Un certain vide que Shakespeare semble nous supplier de combler par une sorte de pacte, une intimité unique entre l'imagination du spectateur et le sens suppléé par le metteur en scène et les comédiens. Nul n'a jamais aussi bien exprimé l'essence même du théâtre. Et la nécessité, disais-je, de voir la pièce et non de la lire.