Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2018/07/hiroshima-fleurs-d-ete-de-tamiki-hara.html
Je ne vous apprends rien : les bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki, les 6 et 9 août 1945, ont profondément traumatisé le Japon – sur le moment, ils ont décidé pour une large part de la capitulation sans condition de l’empire, mais la singularité de ce drame, même dans un pays qui avait été très durement éprouvé par les bombardements « normaux », dont les victimes se comptaient déjà en centaines de milliers, la singularité de ce drame donc a eu un impact particulier, et notamment dans les milieux artistiques et culturels, un impact peu ou prou immédiat, mais qui a perduré jusqu’à nos jours.
En fait, en littérature, l’évocation des bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki est rapidement devenue un genre à part entière, dit genbaku bungaku (« littérature de la bombe atomique »), qui comprendra quelques titres célèbres, comme Pluie noie d’Ibuse Masuji, à l’origine du superbe film éponyme d’Imamura Shôhei, ou encore divers écrits du prix Nobel de littérature Ôe Kenzaburô ; mais ce sont là des auteurs relativement tardifs, et qui n’avaient pas vécu eux-mêmes les événements. Au contraire, la première génération des auteurs de genbaku bungaku était davantage composée d’individus qui avaient directement assisté à ces drames, des hibakusha, et qui avaient ressenti le besoin d’en parler – ainsi Hara Tamiki, parmi les plus célèbres et les plus séminaux. Leur tâche était d’autant moins aisée que la censure des autorités d’occupation américaines voyait d’un très mauvais œil l’évocation de Hiroshima et Nagasaki, et avait plus ou moins mis en place une sorte de tabou implicite sur la question – ce qui explique pourquoi le genre n’a vraiment décollé qu’à partir des années 1950, soit après le départ du SCAP. Cependant, durant l’occupation, il s’était déjà trouvé des auteurs pour évoquer frontalement ces questions, ainsi qu’en témoigne ce petit ouvrage de Hara Tamiki, comportant trois « récits » datant de 1947 pour deux d’entre eux et de 1949 pour le dernier.
Hara Tamiki, né en 1905, était avant tout un poète. Mais deux événements successifs vont changer l’orientation de sa carrière, et tout d’abord, en 1944, le décès de son épouse, des suites d’une maladie qui s’était déclarée en 1939. D’un tempérament dépressif, Hara Tamiki ne comptait semble-t-il pas lui survivre très longtemps. Mais, l’année suivante, un peu avant l’anniversaire de la mort de sa femme, dont il souhaitait fleurir la tombe, Hara se trouve chez ses parents à Hiroshima – il est là le 6 août, quand Little Boy explose. L’horrible événement le traumatise, le mot n'est pas trop fort, et suscite en lui le besoin de témoigner de ce qu’a été, pour les hibakusha, l’expérience sur le vif du bombardement atomique – d’où les trois « récits », largement autobiographiques, qui seront rassemblés dans le recueil Fleurs d’été (le titre original se passe de la mention de Hiroshima). Mais ce traumatisme a d’autres implications – surtout, une profonde crainte que l’histoire soit bientôt amenée à se répéter : le déclenchement de la guerre de Corée inquiète l’auteur – va-t-on à nouveau employer la bombe ? L’hypothèse était alors plus que crédible… MacArthur lui-même, l'ancien chef des autorités d'occupation, y était favorable ! Et il semblerait que cette crainte a joué un certain rôle dans le suicide de Hara Tamiki, qui s'est jeté sous un train le 13 mars 1951 – mais il était notoirement fragile, et avait déjà fait des tentatives de suicide, y compris avant le bombardement atomique.
Hiroshima, fleurs d’été est un bref recueil de trois « récits », donc – avant, pendant et après. Si la première nouvelle (qui est en fait la plus tardive, et de loin la plus longue) est à la troisième personne, et n’implique pas explicitement l’auteur (mais quelques allusions çà et là s’avèrent assez transparentes), les deux suivantes sont à la première personne, et n’en donnent que davantage le sentiment d’être des témoignages, très personnels, et somme toute assez peu « littéraires » ; ce qui peut à la fois constituer une force et une limite de l’exercice, je suppose.
Mais je crois que c’est mon problème avec ce bref recueil. Objectivement, il est important – nécessaire, même. Comme un témoignage éloquent du crime de Hiroshima. À cet égard, il n’a pas besoin d’être « littéraire » pour être pertinent, et pour compter. Comme document, il remplit son office, et mérite d’être lu. Les deux derniers récits, ceux de « pendant » (« Fleurs d’été ») et d’ « après » (« Ruines »), sont terribles et glaçants – le dernier l’est peut-être plus encore, à vrai dire, car il exprime bien davantage la singularité du bombardement atomique : ces gens qui continuent de mourir bien après l’éclair, dans un Japon par ailleurs contraint de réaliser qu’il a perdu la guerre, et qui découvre son unique héritage dans cette affaire, l’irradiation comme punition (pas moins injuste, comme la plupart des punitions : ce sont des innocents qui en font les frais) pour les entreprises criminelles et mensongères de l’armée impériale : le récit s’ouvre peu ou prou sur l’allocution radiophonique de l’empereur, une première, annonçant la capitulation sans condition, le 15 août, soit neuf jours à peine après Hiroshima.
Cependant, globalement, je crois que j’attendais autre chose de Hiroshima, fleurs d’été – pour je ne sais quelle raison ? La comparaison est peut-être absurde, mais je suppose que, d’une certaine manière, je m’attendais à lire, disons, une sorte de Si c’est un homme – toutes choses égales par ailleurs. Ce que n’est finalement pas ce recueil – cela n’invalide en rien sa portée et son intérêt en tant que témoignage, mais le poète Hara Tamiki ne s’embarrasse pas de faire dans le style.
Le premier récit, pourtant, « Prélude à la destruction » (qui date de 1949, les deux autres récits datent de 1947), en adoptant la troisième personne, correspond peut-être davantage à ce que j’attendais ; il n’a par définition rien de l’horreur insoutenable, et frontale, des récits « pendant » et « après », mais il m’a finalement bien plus touché – avec le portrait de cette famille en crise, dans une ville qui connaît sans cesse les alertes de bombardement, et multiplie les évacuations, mais passe peu ou prou toujours au travers, les B-29 ayant en fait d’autres objectifs ; bien sûr, le lecteur, lui, sait très bien ce qu’il en est, nul besoin d’attendre la conclusion pour cela… Mais ceci aussi fait partie de ce qui touche davantage dans cette nouvelle. Et l’évocation de cet homme qui revient (au pire moment, donc) à Hiroshima, et se promène indolent dans la ville encore intacte, donne paradoxalement davantage l’impression d’un poète égaré dans un champ de ruines… D’autant que ce poète, amorphe témoin d’une guerre qui n’a déjà que bien trop duré, et que l’on commence timidement à appréhender comme perdue, cherche un certain réconfort dans la littérature – étrangère – et dans les sciences…
Pareilles considérations étaient sans doute hors de propos dans « Fleurs d’été » et dans « Ruines ». Il n’en reste pas moins que « Prélude à la destruction » est le texte littéraire dans l’ensemble du recueil. Il n’est pas, cependant, sans présenter à son tour quelques difficultés – et j’avoue, notamment, l’avoir trouvé un peu confus.
Mais ceci – et le reste aussi, si ça se trouve – n’est peut-être pas, en vérité, imputable au seul Hara Tamiki. Je tends à croire que la traduction y est en effet pour quelque chose… Certes, sans pouvoir me référer au texte original, et je me sens comme toujours un peu mal à l’aise en avançant cette éventualité. C’est d’autant plus problématique, à vrai dire, que, dans cette édition, chacun des trois récits est traduit par une traductrice différente : dans l’ordre, Rose-Marie Makino-Fayolle, qui livre également un bref avant-propos, Brigitte Allioux et Karine Chesneau. Mais ces trois traductions m’ont fait régulièrement l’effet d’être trop… littérales ? Peut-être, pour le coup, le texte japonais bénéficie-t-il d’une certaine attention stylistique qui n’a que trop rarement survécu à la traduction… Je ne sais pas.
Quoi qu’il en soit, mon opinion, même très embarrassée, et c'est peu dire, demeure : on ne perd pas son temps, quand on lit Hiroshima, fleurs d’été ; ce témoignage a une valeur propre, qui suffit à assurer la nécessité de son édition et de sa lecture. Mais, à ma grande déconvenue, même passablement gênée, le bref recueil de Hara Tamiki n’est justement pas autre chose qu’un témoignage. Ce livre n’est donc certainement pas mauvais, et, historiquement, il est d’une importance indéniable, mais, me concernant, pour les plus vaines et les plus incongrues des raisons, il ne m’a pas parlé autant qu’il l’aurait dû. Or il est à prendre pour ce qu'il est, forcément...