La structure du roman Hypérion n’est pas sans rappeler celle du film Au Coeur de la nuit : un récit principal qui encadre les récits successifs des six protagonistes. Si cela peut sembler surprenant dans le monde de la SF, ce n’est cependant pas une rareté littéraire : on peut penser au Décameron ou à sa copie française, L’Heptameron. Or, tout au long du livre, on s’aperçoit que les références de Dan Simmons dépassent très largement le seul monde de la SF.
Le seul aspect négatif de cette organisation, c’est la frustration qui naît face à ce récit encadrant qui n’est pas assez développé, alors qu’il est absolument passionnant dans sa façon de mêler énigme archéologique et guerre stellaire, sur fond d’apocalypse universel. La seule consolation est de se dire que, finalement, ce roman, aussi long soit-il, n’est qu’une introduction à l’ensemble du cycle.
Ce récit encadrant cède donc la place, à six reprises, aux récits de chacun des six protagonistes du roman. Cela donne six histoires de genres complètement différentes et abordant un large panel des thèmes de la SF : rencontre ethnologique avec des peuples étranges, guerre spatiale, Intelligences Artificielles et êtres androïdes, voyages dans l’espace et le temps, etc. Les genres abordés sont différents les uns des autres et évitent ainsi les répétitions inutiles et l’impression de stagnation : roman noir, récit de guerre, drame romantique, errance poétique, etc. Mieux : chaque récit à son propre style littéraire.
L’objectif premier, outre de faire connaissance avec des personnages, est de dresser un portrait riche et complexe d’un univers foisonnant. L’univers créé par Dan Simmons est extraordinairement complexe, et ces récits permettent, non pas d’en faire le tour complet, mais de donner une idée de sa profondeur, depuis l’Ancienne terre mourante jusqu’aux colonies des confins, depuis les bas-fonds de la planète-capitale jusqu’aux premiers cercles du pouvoir. La société, la politique, les arts, le monde intellectuel et universitaire, l’armée, la religion, tous les aspects sont pris en compte.
Dans tous ces thèmes, il en est un qui prend un importance capitale : le temps. Plusieurs textes présentent des problèmes liés au temps, à l’écoulement (normal ou non) de la temporalité. Dans certains récits, ce n’est qu’un détail : par exemple la différence entre l’écoulement normal du temps dans le monde réel, et celui, beaucoup plus rapide, dans le monde virtuel. Mais généralement le temps est au coeur des récits : le monstrueux gritche qui joue sur l’écoulement du temps pour se déplacer sans être vu; le drame de cette jeune femme prisonnière du « syndrome de Merlin », c’est-à-dire qu’elle rajeunit chaque jour au lieu de vieillir, et retombe ainsi inexorablement en enfance; ou encore le dernier récit, celui du consul, qui joue sur la différence d’écoulement du temps entre les voyageurs spatiaux et ceux qui ne bougent pas de leur planète. Et c’est sans compter avec le sujet principal du récit encadrant, le mystère entourant des constructions appelées les Tombeaux du temps.
Loin d’être des digressions qui nous éloigneraient du récit principal, ces histoires apportent toutes un éclairage sur le mystère d’Hypéron, du gritche et des Tombeaux du temps. Chaque récit contient son lot de révélations, et les histoires individuelles éclairent le dessein collectif, la volonté de l’Hégémonie, voire le destin de l’humanité dans son ensemble.
Avec Hypérion, Dan Simmons fait preuve d’une incroyable qualité d’écriture. Certains passages (surtout les descriptions) sont superbement poétiques, certaines images hantent le lecteur (le vaisseau-arbre des Templiers, l’image finale de l’histoire du prêtre, etc.). . Il sait manier aussi bien le suspense que l’horreur, la tragédie que l’humour. Et les récits sont assez variés pour que chacun y trouve au moins un qui lui soit passionnant (pour moi, ce fut celui de l’érudit Sol Weintraub).
Simmons sait aussi manier les références littéraires et culturelles de façon impressionnante. Bien entendu, comme on peut s’y attendre en voyant le titre, le poète Keats occupe une place importante dans l’oeuvre et dans l’univers d’Hypérion. Mais on y trouve aussi une référence majeure à la nouvelle Benjamin Button de Francis Scott Fitzgerald, et même au mythe du vaisseau fantôme avec l’histoire de ce couple dont l’homme est un voyageur qui ne revient que tous les dix ans, quasiment inchangé alors que sa compagne subit le poids des ans et de l’attente. On pourrait s’amuser comme cela, pendant longtemps, à décrypter les multiples références, majeurs ou secondaires, implantées dans le roman (j’ai beaucoup apprécié, dans le dernier récit, la vision de la colonisation, perçue comme un massacre sauvage des populations autochtones dans le but de voler terres et richesses).
Première partie d’un cycle de quatre romans (et apparemment le plus court des quatre), Hypérion n’est qu’une introduction, mais majestueuse, impressionnante par l’ambition et le talent de son auteur.