Lorsque Pandore ouvre la boîte, tous les malheurs qu'elle contient se répandent dans le monde. Elle parvient tout de même à la refermer juste à temps avant que le pire d'entre eux ne s'échappe : l'espérance.
Tels étaient les Grecs : pessimistes. L'espérance, vertu théologale dans la religion chrétienne, était considérée par les Grecs comme trompeuse. L'espérance laisse croire qu'un monde meilleur est possible, vaine illusion et point de départ de la démence, de l'hubris. Le dernier siècle écoulé, sans parler du nôtre, n'éclaire-t-il pas d'un jour nouveau — et cruel — cette antique sagesse hélas oubliée ?
Il y a bien longtemps, à l'aube de l'Occident, Homère avait chanté cette antique sagesse : ainsi naquirent l'Iliade et l'Odyssée, cette autre Bible des Européens, textes magnifiques au sein desquels on peut encore puiser une philosophie demeurée intacte dans sa beauté et sa justesse.
La guerre de Troie peut être conçue comme l'archétype de la tragédie humaine dans son ensemble. Qu'est-elle, sinon le fruit de désirs entrecroisés entraînant rois et héros dans la tourmente infinie de la discorde contre leur gré ? Pâris, ensorcelé par Aphrodite, tombe amoureux d'Hélène et l'enlève. Priam, le père de cette dernière et roi de Troie, n'a donc d'autre choix que de déclarer la guerre aux Achéens. Ainsi commence la longue et pénible guerre de Troie. Les dieux manipulent les hommes comme des pantins : insidieusement, ils insufflent en eux passions, impressions ou pensées afin d'orienter leurs actes dans la direction qu'ils souhaitent. Ainsi Zeus envoie-t-il un faux présage, sous forme de rêve, à Agamemnon pour le pousser au désastre sous les remparts de Troie, afin d'exaucer le souhait d'Achille de se venger de l'offense que lui a faite le roi.
Heidegger, des siècles plus tard, enseignait que la pensée n'était pas initiée ou voulue par la personne qui pense, comme on l'a longtemps imaginé, mais s'imposait au contraire à lui, que l'homme était, disait-il, revendiqué par l'Être. Homère ne disait rien d'autre : l'homme est passif avant d'être actif, il est d'abord agi par les sentiments, les pensées et les impressions que les dieux placent en lui contre son gré. Hector en tire l'entière conséquence lorsqu'il déclare :
« Je le dis ; il n'est pas d'homme qui échappe à son sort,
Qu'il soit vilain ou noble, puisqu'il est né. »
Le destin, puissance suprême au-dessus des puissances, comme dans les sagas islandaises ou la mythologie nordique, est le véritable moteur du monde. Tout, y compris les dieux, est entremêlé dans des rapports de cause à effet complexes qui conduisent inéluctablement le monde vers sa destinée propre. Achille avait-il d'autre choix que de chercher vengeance après l'abus de pouvoir de son roi Agamemnon, qui l'a injustement privé de sa part du butin après le sac d'une ville ? Car malgré la conscience des héros de l'Iliade du peu de rôle qu'a leur volonté propre dans ce qu'ils sont, il ne s'agit jamais pour eux de s'abandonner à une passivité facile : le destin est chose qui se surmonte, il est un défi et, pour l'individu, le lieu de sa réalisation propre. Les sagas islandaises insistent plus encore : l'héroïsme consiste à embrasser son destin, à le faire sien, à le réaliser, même si ce destin est la mort, comme en prend conscience Hector qui ne renonce pourtant pas à y faire face courageusement.
Là où, chez nous autres modernes, le fatalisme est prétexte à l'oubli de soi comme pour exorciser le poids terrible de l'individualisme, il est chez les Anciens au contraire épanouissement de soi. Malgré leur pessimisme, malgré leur absence d'espérance, les Grecs enseignaient de vivre la vie intensément. Et ce d'autant plus que les Enfers, pour eux, n'étaient qu'un horrible royaume de l'ennui éternel, où les hommes errent sans fin sous la forme de fantômes, c'est-à-dire d'entités dépourvues de ces sensations qui font la joie de vivre — des sagesses orientales, comme l'hindouisme ou le bouddhisme, voient au contraire dans cette absence de sensations après la mort une libération du mal immanent à la matière ! Doit-il vivre peu mais dans la gloire de la guerre ou vivre longtemps dans la paix de l'agriculture ? On sait quel a été le choix d'Achille, qui savait pourtant par avance quelle alternative lui réservait le destin.
Le destin est chose qui se surmonte. A-t-on le choix, de toutes manières ? La guerre de Troie n'est pas qu'une guerre mythique : c'est la guerre en tant que mythe. La guerre est le grand fléau de l'humanité mais l'humanité n'y échappera pas. Car les hommes sont-ils réellement responsables des guerres qu'ils déclenchent ? À Hélène, écrasée par le lourd fardeau de la culpabilité, Priam répond ces deux simples vers d'une incroyable humanité :
« Pour moi, il ne faut s'en prendre non à toi, mais aux dieux,
Ils ont lancé contre moi les Achéens et la guerre qui fait pleurer. »
Néanmoins, fatalité ou non, les héros de l'Iliade ou de l'Odyssée ne laissent jamais passer les injustices mais sont au contraire perpétuellement en lutte pour le maintien d'un certain ordre du monde juste et équitable. C'est même cette nécessité, souvent imposée par l'honneur, de réagir aux injustices qui entraîne les querelles et les morts et les désastres. Il y a quelque chose de comparable à cette idée médiévale qui veut que la guerre soit une nécessité imposée en vue du rétablissement du bon droit (formulation qu'il faut comprendre dans le contexte de la féodalité). En ce sens, un ordre du monde bon n'est nullement naturel mais doit être défendu continuellement en ce qu'il est continuellement menacé à cause de ce qu'est la nature humaine, même s'il faut pour ce faire user de la violence. L'Iliade s'ouvre sur la colère d'Achille. Qu'est-ce qui a provoqué cette colère ? L'abus de pouvoir du roi Agamemnon. Comme les dieux, apprend-t-on dans l'Odyssée, punissent toujours l'injustice, les troupes d'Agamemnon subiront le désastre tant que celui-ci n'aura pas demandé pardon à Achille. Le rétablissement de la justice a un prix, et un prix parfois lourd : ici, les Achéens morts tandis qu'Achille refusait de combattre.
L'Iliade porte un certain idéal de la politique. L'équité est le socle de la bonne entente entre les Grecs : il est constamment dit qu'un repas est bon non pas parce que la nourriture est bonne mais parce que celle-ci est partagée en parts équitables. Le roi n'est pas un monarque absolu, comme l'étaient les derniers rois des monarchies décadentes du XVIIe ou du XVIIIe siècle, il a des devoirs envers ses sujets dont il doit notamment écouter le conseil. Son pouvoir, en outre, est limité et exercé en vue du bien commun. Ainsi déclare le sage Nestor :
« Atride glorieux, Agamemnon prince des hommes,
Je finirai par toi, je commence par toi, tu es
Le prince de beaucoup de peuples et Zeus t'as mis en main
Le bâton et la charge de dire le droit, pour que tu les conseilles.
Il te faut dire la parole, mais aussi écouter,
Faire ce qui t'est dit, si quelqu'un se sent le cœur
De parler pour le bien. C'est toi qui décideras. »
Pessimiste, Homère savait que le bien était chose précieuse et nullement acquise sans efforts. Pour autant, malgré la rude apparence du monde, il y a dans celui-ci une sorte d'harmonie secrète, une ambivalence fondamentale où le mauvais n'apparaît comme tel bien souvent qu'en tant qu'opinion, comme le diront plus tard les stoïciens. La guerre est horrible mais les Achéens y allaient dans la joie, car elle est aussi un évènement contenant une part de gaieté et d'effervescence. Quant à Hélène, malgré son affliction, elle affirme que
« Zeus nous a chargés d'une mauvaise part, pour que, plus tard,
Nous puissions être chantés par les hommes qui viendront. »
À tout mal un bien. Pessimiste, Homère ne concevait pourtant pas le monde comme étant absurde, comme le font certains pessimistes bon genre au temps présent : il y a un sens à tout, y compris au malheur. Même la mort n'est pas chose mauvaise en soi, mais au contraire profondément nécessaire et bénéfique.
Comme la race des feuilles est la race des hommes.
Les feuilles, le vent les porte à terre, mais la forêt féconde
En produit d'autres, et le printemps revient.
Ainsi des hommes : une race naît ; une autre cesse d'être.
La mort et la vie sont les deux faces d'une même pièce. Voilà des réalités qui heurtent généralement notre entendement ! En ces temps reculés, la pensée savait encore saisir pleinement les riches mélodies du monde qui bruit partout autour de nous, sans enfermer la richesse de cette vie dans un rationalisme étroit. Et pourtant, il y a dans le pessimisme d'Homère quelque chose de profondément raisonnable...
Addendum : Autre réflexion sur ces thèmes. Les héros de l'Iliade sont entraînés dans cette guerre à cause des passions qui naissent dans le cœur des hommes, malgré eux. À l'échelle individuelle, notre équilibre intérieur est continuellement menacé par les impressions ou les sentiments que l'on peut avoir, à défaut des actes qu'ils occasionnent. L'angoisse, l'insatisfaction, le désir, l'amour, la jalousie, la colère ou la peur, etc., sont toutes choses qui surgissent sans prévenir, sans que l'on y puisse grand-chose, et qui troublent immanquablement un état d'équilibre sans cesse à recommencer. La paix éternelle, intérieurement comme entre les nations, est chose impossible : elle n'est qu'une brève accalmie. Toute la philosophie de l'Iliade est contenue dans cette simple introspection. Une simple introspection qui contredit tous les montages philosophiques sophistiqués à l'origine des grandes idées qui dirigent encore le monde aujourd'hui.