Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2018/06/issa-elohim-de-laurent-kloetzer.html


Douzième titre de la chouette collection « Une heure-lumière » des éditions du Bélial’, Issa Elohim de Laurent Kloetzer en est aussi le second titre francophone (après Dragon de Thomas Day… qui avait inauguré la collection !). C’est aussi, pour l’auteur, l’occasion d’approfondir un univers dont il nous avais déjà donné plusieurs aperçus, dans les romans Anamnèse de Lady Star (signé L.L. Kloetzer, et le seul de ces textes que j’ai lu) et Vostok, ainsi que dans plusieurs nouvelles. Le format novella « Une heure-lumière » permet à l’auteur de creuser davantage cet imaginaire personnel, dans un texte qui ne peut se permettre de délayer l’information.


C’est aussi, de manière assez marquée, un récit qui entre en résonance avec le monde d’ici et maintenant, en prenant place dans un futur proche censément indéterminé, mais technologiquement identique au nôtre, et lourd de crises et de débats affectant déjà nos sociétés. En l’espèce, ici, Laurent Kloetzer va prendre pour point de départ la crise des migrants/réfugiés, en illustrant les difficultés rencontrées par ceux qui fuient la guerre, l’oppression ou la misère pour se rendre en Europe… et se heurtent alors aux murs pas toujours si métaphoriques que leur opposent les pays européens – pas seulement ceux de l’Union, puisque, en l’espèce, c’est essentiellement la Suisse qui va nous intéresser, sans doute pas le plus accueillant des havres…


Valentine Ziegler est une journaliste free-lance, et elle est amenée à s’intéresser à ce qui se produit dans un camp de réfugiés en Tunisie. À vrai dire, ce n’est pas forcément tant la misère des migrants qui l’attire, dans un monde où celle-ci n’est jamais qu’une banalité de plus, aussi triste soit-elle, mais la rumeur voulant qu’un Elohim y ait fait son apparition. Les Elohim, pour ce que j’en sais, sont le trait d’union des divers textes cités plus hauts – des extraterrestres dont le nom même est chargé de connotations religieuses ; à vrai dire, le mystère les concernant est tel que leur statut même demeure irrémédiablement ambigu – le camp de la science y verra des extraterrestres, celui de la foi, des anges ou des messies ou des dieux. Ces êtres étranges apparaissent du jour au lendemain, et nouent alors un lien particulier avec les premiers hommes à les voir – autant d’apôtres, en fin de compte, mais il me faudra y revenir. Toutefois, leur statut surnaturel ou résolument aliène implique des manifestations d’un autre ordre, deux surtout : leur tendance à ne pas figurer sur les photographies ou les vidéos (sauf en cas de direct), situation qui peut avoir des conséquences fatales pour les spectateurs, et, surtout, le swap, c’est-à-dire le fait qu’ils disparaissent régulièrement, aussi soudainement qu’ils sont apparus, pour réapparaître presque aussitôt dans le voisinage.


Valentine Ziegler est fascinée par les Elohim – mais elle n’est pas bien certaine de ses convictions les regardant ; sceptique par profession, elle fait aussi preuve d’un besoin de croire autrement caractéristique, et qui peut affecter des personnages autrement en tous points opposés à elle, tel le politicien populiste suisse Boris Derivaz, d’une droite tellement dure qu’on devrait la dire extrême, dans un monde un peu moins « pudique » au regard des idées politiques. Tous deux se retrouvent associés dans l’entreprise visant à accueillir Issa en Suisse – car, de toute évidence, il est plus facile d’accorder l’asile à un extraterrestre qu’à un humain ; va pour ses trois compagnons, qui doivent rester auprès de lui – les autres resteront dans les camps, à attendre en vain, et bien trop longtemps.


Le désir de croire est pugnace – mais il n’est pas sans ambiguïtés ; Derivaz attend d’Issa une preuve que celui-ci prétend ne pouvoir lui accorder consciemment (qu’un swap se produise sous ses yeux) ; Ziegler, elle, doit bien faire avec les enquêtes contradictoires d’un journaliste américain très « fake news », et envisager la possibilité d’une imposture… que celle-ci implique tous les prétendus Elohim, ou, à une tout autre échelle et peut-être plus raisonnablement, le seul cas d’Issa, qui lui tient plus particulièrement à cœur. Auquel cas Issa, réfugié, puis messie, puis magicien ou plutôt illusionniste, ne serait jamais que la projection plus ou moins avouée des fantasmes, des désirs et des craintes de la journaliste, sur un corps étranger mais pas moins humain qui n’a guère d’autres ressources pour se sauver à défaut de sauver les autres, dans un monde qui ne prend de toute façon pas la peine de s’attarder sur les humains derrière les statistiques des réfugiés.


Des critiques lues çà et là ont pu regretter que la question des migrants ne soit qu’un point de départ, et que le point de vue la concernant soit celui des Européens, Valentine Ziegler au premier chef (car à la première personne), mais aussi Boris Derivaz, que son statut devrait en outre rendre détestable, et qui pourtant ne l’est pas tant que cela. Cette approche, au contraire, me paraît la plus pertinente, et la plus honnête. Et elle participe à n’en pas douter de la dimension essentielle de la novella (même si pas au point d’étouffer tout le reste en ce qui me concerne, donc), dimension qui a pu agacer (dans les mêmes papiers), à savoir une réflexion ambiguë sur le besoin de croire, de la part d’un auteur qui n’a pas fait mystère (si j’ose dire) de son sentiment religieux.


Ce sentiment, je ne le partage pas – si la possibilité d’une foi « abstraite », sur un mode disons déiste ou panthéiste, m’apparaît encore compréhensible (sans me convaincre pour autant, car, si je ne suis pas étranger aux troubles métaphysiques, loin de là même, et ça me torture plus qu’à mon tour, j’ai toujours eu la conviction que la foi ne faisait que décaler les difficultés sans les résoudre), la religion révélée et le culte m’ont toujours dépassé. Cependant, il serait trop simple d’évacuer tous ces questionnements sous trois quolibets de circonstances, et le traitement de cette thématique par Laurent Kloetzer me paraît très pertinent, et absolument tout sauf bigot ou niais.


Au-delà de la figure messianique qu’est censément Issa, cette novella me paraît au fond parler bien davantage des apôtres – témoins et fondateurs de cultes. Ce qui justifie d’ailleurs le point de vue « européen » de la novella, qui connaît un ultime et nécessaire bémol dans les toutes dernières pages : si Issa est bien un Elohim, sans même prendre en compte son caractère messianique qui en rajouterait alors une sacrée couche, il doit demeurer incompréhensible – ce qui est le cas de tous les Elohim, et ressort notamment de leur incapacité à communiquer ce qu’est au juste « l’Arcadie » dont ils sont censément issus (ce qui, en même temps, constitue une métaphore du caractère incommunicable de l’expérience des réfugiés, ou des difficultés qu’ils éprouvent à dire exactement d’où ils viennent, tant cette société et ce contexte, d’une certaine manière « naturels » pour eux, sont dès lors rétifs à la communication) ; d’ailleurs, la novella pousse l’incertitude à cet égard jusqu’à son terme, et c’est très bien ainsi. Mais si Issa n’est pas un Elohim, son point de vue reviendrait, pour un illusionniste, à rompre lui-même sa propre illusion…


Mais il y a donc les apôtres, plus ou moins conscients. Les trois compagnons d’Issa pourraient en être – mais de ces apôtres discrets, qui ne parlent que peu et n’écrivent pas ; car on ne le leur demande pas, peut-être – sauf dans les toutes dernières pages de la novella, très fortes, d’autant plus fortes à vrai dire. Leur indétermination (parce que Valentine Ziegler et Boris Derivaz ne s’intéressent au fond pas à eux, ils ne sont que les silhouettes vagues qui accompagnent par la force des choses le mystérieux et charismatique Issa), leur indétermination donc pourrait tout aussi bien en faire des larrons sur le Golgotha (d’autant que de trois ils sont bien vite deux) : ils appartiennent nécessairement à l’image, ou à l’icône, devrait-on dire, sans que l’on ne sache rien d’eux.


Mais la journaliste et le politicien ont un autre rapport à Issa, qui relève bien davantage de la foi, mais en même temps accompagnée d’un nécessaire discours de justification qui se doit d’envisager la possibilité de la remise en cause, et qui pourtant à bien du mal à s’en dépêtrer – cela va au-delà de ce Thomas proverbialement sceptique (et si peu convaincant), plutôt du côté du fondateur d’Église Paul… ou, davantage encore je le crois, plus tard, d’un père de l’Église non canonisé, d’une figure plus ambiguë au-delà des figurations canoniques des évangélistes ou de Paul : ce Tertullien qui croyait parce que c’était impossible.


Je raconte peut-être (probablement ?) des bêtises. Mon incompréhension du sentiment religieux, de manière générale, et ma culture religieuse plus que limitée, du coup, ne me facilitent pas la tâche – peut-être m’interdisent-elles même de vraiment appréhender le propos de cette novella, qui cultive de toute façon l’ambiguïté, de manière assez subtile, bien plus en tout cas qu’on ne l’a parfois dit. Quoi qu’il en soit, je compte cette approche, dans le fond comme dans la forme, parmi les qualités de cette novella que j’ai beaucoup aimée.


Elle a cependant un défaut, je crois, mais que je vais avoir du mal à expliquer… Un sentiment pas si fréquent chez moi m’a en effet saisi en retournant la dernière page : un goût de trop peu… Qui n’a rien à voir avec cette ambiguïté dont je parlais à l’instant, ou plus globalement au fait que nous ne savons rien de plus, concernant les Elohim, après la lecture du livre qu’au moment où nous l’avons entamé. Ceci, ça fait partie du propos, et c’est pertinent. Mais je ne peux pas me départir de ce sentiment qu’il manque quelque chose, ici… Quoi ? Je n’en ai franchement aucune idée. Mais, pour le coup, je me suis demandé si ce format de la novella, légitimement prisé par l’auteur, comme par beaucoup d’autres en science-fictionnie, était vraiment pertinent ici. Critique qui ne porte guère ses fruits, puisque je suis dans l’incapacité la plus totale de déterminer ce qui manque au juste.


Dès lors, même en prenant en compte ce vague sentiment d’insatisfaction pour ce qu’il est, le fait demeure : avec Issa Elohim, Laurent Kloetzer a livré une très bonne novella, qui fait honneur à cette collection riche d’excellents textes. Sans aller jusqu’à le hisser au niveau de mes « Une heure-lumière » préférés (L’Homme qui mit fin à l’histoire, de Ken Liu, Cérès et Vesta, de Greg Egan, 24 vues du Mont Fuji, par Hokusai, de Roger Zelazny…), ce récit bien conçu, bien écrit, riche et subtil, m’a largement convaincu (et, disons-le, constitue un titre autrement satisfaisant que le seul texte francophone précédent de la collection, le Dragon de Thomas Day).

Nébal
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le 21 juin 2018

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