Avec la Geste Valois, Orson Scott Card livre un roman poignant et dual, d’une tranquillité intense et pourtant épique. Surprenant, parfois triste mais foncièrement optimiste, l’oeuvre intimiste propose une réflexion large sur les souhaits d’utopies.
Le Récit commence d’emblée par un événement capital pour les protagonistes et le lecteur: le Jour de la Douleur. Nous voilà plongés dans un petit village médiéval en pleine saison froide et l’on apprend que ses habitants commencent étrangement à expérimenter la douleur. Pas de façon volontaire, non, mais tout simplement parce qu’ils y étaient jusqu'alors immunisés.
Une introduction abrupte, qui nécessite quelques minutes pour réellement comprendre ce que l’auteur nous propose. Difficile de décrire la conception de la douleur à travers des personnages ne l’ayant jamais expérimentés, difficile donc pour le lecteur de comprendre ce que cela implique.
Le concept s’impose aussitôt comme passionnant. De façon la plus visible, on l’observe avec voyeurisme à travers la réaction des villageois. Apparaissent les premières blessures, les premiers morts et surtout les premiers doutes. Car le Jour de la Douleur amène avec lui la fin de l'insouciance. Jusqu’ici prohibé d’une façon inconnu, la douleur s'insuffle dans toutes choses et change dramatiquement pour nos protagonistes la façon de percevoir leur environnement. Ils comprennent que l’on peut faire souffrir intentionnellement et physiquement quelqu’un, que l’on peut s’en servir pour animer la peur et manipuler, qu’il est facile de mourir. On assiste à la transition d’un monde, du passage d’un cocon idyllique et protecteur à un horizon de folie et d’incertitudes.
Pour nous lecteurs, percevoir la douleur au quotidien semble tout naturel. C’est un indicateur essentiel au même titre que nos autres sens, qui nous aide à faire les choix les plus rationnels pour éviter les dangers et donc assurer la survie de notre organisme. Il est cependant plus rare que l’on s’attarde sur la conception de la douleur, c’est à dire son impact sur nos décisions, sur notre comportement actif et social, sur la façon dont elle nous fait interagir avec notre environnement. Toutes ces choses qui au final nous déterminent en tant qu'individu peuvent se superposer à la faculté de ressentir la douleur et de l’interpréter.
On voit donc le parallèle avec d’autres grands thèmes de science fiction comme le transhumanisme, le cyber punk, la dystopie ou la robotique, dont la réflexion générale pourrait se résumer à cette question: qu’est ce qui nous définit en tant qu’humain?
La réponse apportée par Card s’impose comme nuancée et réfléchie, libre alors au lecteur de se forger son opinion.
Quoi qu’il en soit l’idée reste pertinente et la façon de l’aborder innovante dans un courant littéraire qui manque parfois de renouvellement dans le traitement de ses thématiques phares. Pour les enthousiastes, la conception de la douleur se dévoile également dans la nouvelle mémorial in vivo, du fascinant Vue en coupe d’une ville malade de Brussolo. Fin de la transgression.
Pourquoi s’attarder autant sur ce concept qui bien qu’essentiel dans le récit, n’en est pas primordial?
Parce qu’au delà de l'intérêt intrinsèque de la souffrance, le Jour de la Douleur modifie profondément les liens qui unissent les personnages et déclenche une trame narrative à huis clos que maîtrise parfaitement Card. La narration théâtrale introduit un cadre spatio-temporel restreint au village et ses alentours le temps d’une longue saison, avec un nombre de protagonistes limité.
Pour revenir sur l’histoire à proprement parler, tout commence donc avec le fameux Jour de la Douleur, où l’on suit un jeune villageois nommé Lared. Ce même jour deux mystérieux individus télépathes, Justice et Jason, arrivent au village. Coïncidence? Evidemment non. L’homme, qui est donc Jason Valois, demande au jeune Lared d’écrire son histoire. La trame s’avère à première vue limitée. On suit le quotidien bouleversé du village, surtout à travers Lared, sa famille et les deux étrangers. Et c’est à peu près tout.
Mais loin d’être ennuyeuse, cette lenteur dans l’action permet à Card de développer en détail la psychologie des personnages et les liens qui se tissent et les unissent. Les sentiments se révèlent complexes, les protagonistes profonds et consistants. On rentre dans l'intimité de leurs relations, pas à pas on apprend à les connaître. Certes le récit peut sembler parfois mou, surtout en première partie de roman où l’évocation des banalités du quotidien ne s’avèrent pas toujours transcendantes. Cependant on finit par s’attacher à ces personnages, à les considérer comme des proches et au fur et à mesure que la trame se déroule, les scènes fades précédemment prennent de l’épaisseur et s’insèrent dans la compréhension globale de l’oeuvre.
On se retrouve donc avec une narration crédible dans ses descriptions, poétique et nostalgique, au tempo lent et contemplatif. Parfois tragique, le récit se montre empreint d’un humanisme profond, à la fois simple et humble, s’accordant parfaitement avec le rythme général.
Mais là où le roman dévoile toute sa force, c’est dans l’introduction du récit de Jason Valois, évitant ainsi l’écueil d’une narration trop lisse malgré un concept captivant, un monde travaillé et des personnages attachants (un peu à l’image d’un pilier de la terre de Follett).
Le propos maîtrisé se déploie à travers une mise en abyme classique mais efficace: Jason raconte son histoire à Lared qui nous la raconte à son tour. On se questionne donc au même rythme que Lared, tout comme lui on souhaite en apprendre plus, notre perception de Jason change au fil du récit et à travers ce procédé de réflexion on accentue notre identification au personnage de Lared.
Le conte de Jason diffère complètement des épisodes au présent de la vie au village. N’ayant pas lu le résumé avant la lecture, j’ai été extrêmement surpris par la tournure du récit, pensant rester sur une trame très médiévale et plus proche de la fantasy, un peu à l’image de pisteur. D’un simple village rustique et enneigé dans une région perdue, on se retrouve plongé dans un space opéra technologique, belliqueux et tumultueux. La différence est brutale. Il faut un certain temps pour faire le lien entre les différents éléments, surtout que la vie de Jason en plus d’être très longue s’avère profondément chaotique et mouvementée.
Le changement de rythme se montre particulièrement impressionnant, les lieux sont multiples, les personnages encore plus, et l’échelle de temps s’étale sur des milliers d’années. On assiste à un récit vertigineux qui va bien au delà de la simple histoire de Jason. A travers les épisodes de sa vie il décrit une genèse, un mythe fondateur révélant la chute d’un monde, la naissance d’un autre et plus encore… La transition avec l’univers du jeune Lared est donc totale, et l’on se prend à rêver avec lui depuis sa ferme d’une humanité captivante et tempétueuse.
La geste Valois s’impose comme un bouquin d’une grande maturité, qui se déguste avec passion, dont la profondeur ne se dévoile pas immédiatement et force parfois à la patience. La montée en puissance s’avère cependant inéluctable et constante une fois passé la moitié du roman.
Avec un rythme parfaitement maîtrisé, Orson Scott Card réussi le tour de force de garder en haleine le lecteur dans un roman dont l’action demeure finalement secondaire. Malgré quelques indices, seul la fin de l’histoire permet de comprendre le lien entre le Jour de la Douleur, la vie de Lared et ses proches, le récit de Jason et le rôle réel de sa compagne et lui dans le petit village reculé.
Bref, un condensé des particularités faisant la force et le génie de Card, digne de ses meilleurs écrits, Ender en tête, la Geste Valois attise une nouvelle fois les braises d’un conte de légende.