dallas
Ayant vu Jerphagnon à la grande librairie, j'ai ensuite lu son éloge funèbre dans le magazine "lire". j'ai acheté son livre sur la sottise et "julien dit l'apostat"; j'ai mis 3 semaines à le finir...
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le 12 nov. 2011
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« Julien Auguste était le dernier des Romains et le dernier des Grecs »
Ainsi, Ammien Marcellin, dans sa chronique, décrit-il l'empereur qu'il a servi à la guerre, lui, son général.
Il ne pouvait pas mieux dire ; c'est en tout cas ce que raconte Lucien Jerphagnon, avec une plume très libre, qui se plait à imaginer, sans taire le dialogue avec les sources (au contraire !), la vie de ce personnage incongru, cet « accident » de l'histoire qui attisa, de son vivant et après sa mort, tant de haines. Car la postérité ne l'a pas retenu « Julien Auguste » mais « Julien l'Apostat » : nous sommes en effet plus de trente ans après la conversion de Constantin au christianisme quand son obscur neveu prend le pouvoir, affichant haut et fort qu'il était retourné, dans le secret de sa jeunesse solitaire, aux cultes des anciens dieux, réparant ainsi la transgression impie de son oncle maudit.
Usant de la fiction romanesque pour tâcher d'éclairer d'une lueur pâle et incertaine cette destinée singulière (le présent ouvrage n'est pas un roman pour autant, mais bel et bien œuvre d'historien), Lucien Jerphagnon tente d'en retrouver la signification, par-delà les légendes noires ou dorées qui ont vu en Julien tantôt l'apôtre du Diable tantôt le premier grand combattant de l'obscurantisme religieux, précurseur des Lumières salvatrices. Qui avait été Julien ? Qui était-il au fond de lui-même, dans sa simple humanité ? Voilà le motif de l'enquête ici proposée.
Sa famille avait été exterminée par le très chrétien Constance ; il survécut on ne sait comment. Il passa son enfance relégué dans un obscur palais en Anatolie truffé d'espions : tout était fait pour l'écarter de la charge impériale. Sans doute en conçut-il de la rancœur, et cette observation simple que les chrétiens ne sont pas toujours aussi vertueux qu'ils ne l'enseignent.
Cet enfance de solitude, il la passa à lire. Le vieux Mardonios, son précepteur, lui enseigna tout ce qu'il fallait connaître d'Homère ; plus tard, il se prit de philosophie et dévora tout ce qu'il put mettre sous la main. Des vieux récits lui vinrent les images de la splendeur passée de la Grèce, dégénérée en ce milieu de IVe siècle. Lorsqu'il acquit enfin une certaine liberté, il voyagea dans toute la Grèce ; il visita les anciens temples laissés à l'abandon, Athènes qui avait depuis longtemps perdu sa splendeur, et les vestiges de Troie, où un prêtre lui fit la confidence que l'on rendait encore en secret quelques cultes en dévotion. Surtout, il put étudier, étudier, et étudier encore, les portes des bibliothèques lui étant enfin grandes ouvertes. Il put aussi rencontrer les derniers maîtres enseignant les secrets de la sagesse des anciens dieux, les derniers philosophes païens, ces mystagogues disciples de Porphyre vivant en petits cercles repliés sur eux-mêmes, tâchant d'éviter les persécutions, s'adonnant aux cultes à mystères dans le secret des catacombes. Julien s'initia ainsi à plusieurs mystères et put aussi confirmer ses intuitions de jeunesse : les vrais dieux, ce sont ceux du Panthéon, et surtout, le Soleil qui domine de sa majesté rayonnante le monde visible.
Il est possible, à lire les textes polémiques qu'il a écrit contre les chrétiens, que Julien n'ait jamais vraiment compris la doctrine de Jésus, qu'elle lui ait toujours paru absurde. Julien raisonne comme un Grec, avec cette rationalité typiquement grecque qu'il fallut si péniblement adapter, avec tout son jargon philosophique, au mysticisme judaïque. Qu'un dieu puisse être un homme n'a pas de sens pour un philosophe grec ; les épisodes de la vie de Jésus sont bien trop bassement humains pour être ceux de la vie d'un dieu digne de ce nom. Pire, par quelle forme d'inversion impie peut-on vénérer le Fils à pied d'égalité avec le Père ? C'est une transgression de la hiérarchie qui organise divinement le monde, depuis les Cieux jusqu'Ici-bas.
Pour Julien et les gens de son temps, le paganisme, c'est l'hellénisme, c'est-à-dire la culture grecque dans sa quintessence. Pour Julien, le christianisme est une subversion de la grande tradition grecque et, lorsqu'il devint empereur, c'est tel qu'un prince idéal de la Tradition qu'il tâcha de gouverner : il se voulût le restaurateur de la tradition grecque, le philosophe-roi de Platon, le pontife tirant la société des hommes vers la perfection céleste. Ses réformes visèrent à combattre les vices, à remettre de l'ordre dans l'administration, à lutter contre la corruption et les abus, à remettre en état les routes et le service des postes... Nous sommes trois quarts de siècle avant la chute de Rome ; dans les fastes cités d'Orient, on festoie, on vit en épicurien, on ne se soucie de rien, on apprécie la bonne chair et le vin, on ne s'inquiète guère du sort des provinces des Gaules ravagées déjà par les invasions ; en un mot, la vie est belle et insouciante, l'avenir paraît sans inquiétude. Le destin funeste de Rome se dessine pourtant déjà à leurs portes, dans des provinces pourtant bel et bien romaines depuis longtemps, dans les Gaules où Julien, placé là par Constance par la force des choses, se découvre général hors pairs ; il rétablit la situation au terme d'âpres campagnes contre les Germains, apprenant sur le tas le métier de César, ce qui ne manqua pas d'inquiéter Constance : l'étudiant frêle et maladif n'était pas censé si bien réussir à cette tâche. Lorsqu'il voulut l'écarter de ses fonctions, les légions demandèrent à Julien d'endosser la pourpre ; celui-ci accepta, défia Constance qui mourut opportunément avant que bataille n'ait lieu. En cette année 361, le pouvoir revint tout entier à Julien.
Mais d'un tel empereur, avec son paganisme bizarre, si rigide, si moral, si philosophique, et pourtant illuminé, tout oriental, tout mystique, personne ne voulait : on ne désirait que la corruption et les plaisirs, et surtout, l'insouciance. Il y eut bien des incidents graves avec la population, surtout chrétienne, mais c'est de toute façon la guerre qui emporta l'empereur. Il croyait que les dieux lui avaient confié la mission de restaurer la grandeur de Rome ; convaincu de cette protection divine, il se vit mettre un terme final à la menace des Sassanides qui défiaient Rome depuis trop longtemps déjà ; une telle victoire annoncerait sans nul doute des temps prodigieux, un nouvel Âge d'or, une résurrection de la grandeur de Rome dont Julien s'était convaincu devoir être l'acteur, par la volonté des dieux. La campagne péniblement menée aux confins de la Perse, avec des difficultés logistiques savamment entretenues par l'adversaire toujours fuyant, fut hélas un véritable désastre, et l'empereur y perdit lui-même la vie d'un trait lâchement jeté dans la confusion des combats, mettant brutalement fin à un règne de seulement quatre ans.
Ainsi périt le dernier des Romains et le dernier des Grecs. Ainsi périt également son drôle de rêve de restauration d'un paganisme nouveau, tellement défiguré par la philosophie néoplatonicienne, par tout ce mysticisme oriental en vogue dans ce Bas-Empire fort religieux dont le christianisme ne fut d'ailleurs qu'une facette, qu'on eût de la peine à y voir la religion des pères dont la mémoire remontait si loin... Un paganisme de philosophes ; un gnosticisme dit Lucien Jerphagnon, et en ce sens, cette tradition survécut à l'empereur encore quelques siècles au moins, par-delà la chrétienté.
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le 29 juin 2023
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