Kaputt par Curzio Majorczyk
L’Italien Curzio Malaparte est un roi de l’affabulation, il exerce son art avec Kaputt. Ecrit durant la Seconde guerre mondiale, conflit que Malaparte a couvert en tant que reporter, le livre se présente comme le compte-rendu de tout ce que l’auteur a constaté et vécu sur le front de l’Est, aux côtés des forces armées engagées contre l’Union soviétique, et dans les pays envahis par l’Allemagne nazie. Il ne s’agit pas de mémoires, ou de souvenirs quelconques. Malaparte reconstitue le « paysage objectif » de son ouvrage, la guerre en Europe, puis en fait le cadre des multiples scènes et situations parfois invraisemblables que l’auteur aurait eu le privilège morbide d’observer et de vivre.
Quelques mots sur la structure narrative du bouquin. Elle s’appuie sur six parties portant le nom de différents animaux que l’on rencontre dans chacun des chapitres (chevaux, rats, chiens, oiseaux, rennes et mouches). Chaque partie s’ouvre sur un entretien plus ou moins long entre le narrateur et divers protagonistes, le plus souvent des hauts dignitaires politiques ou des amis de Malaparte, au fil duquel le reporter italien va faire part de ses impressions sur le conflit. Tous les chapitres sont donc des anecdotes et des choses vues recueillies lors des pérégrinations de Malaparte dans l’Europe « kaputt » de 1943.
Ghetto de Varsovie, ville roumaine de Jassy où se déroule un pogrom, nuit de beuverie avec des militaires finlandais, exécutions sommaires en Russie occupée, autant de tableaux complètement hallucinatoires que Curzio Malaparte décrit avec un recul parfois dérangeant. L’auteur ne délivre aucun point de vue moral, il se contente de reconstituer les événements auxquels il a assistés, non sans nous laisser dans un certain soupçon. A-t-il réellement connu ce qu’il nous raconte au long des cinq cents pages composant le livre ? Ceci est tout à fait probable, mais un travail de reconstruction s’est fait a posteriori, d’où ce malaise permanent que l’on peut ressentir quand Malaparte reconstitue les diners, les dialogues, les moments d’intimités partagés avec les hauts dignitaires de l’Axe. Les nazis et leurs alliés apparaissent comme des clowns cruels incapables de mesurer l’intensité de la violence qu’ils exercent sur les populations slaves, quand ils ne prennent tout simplement pas des airs d’agneaux maltraités par ces mêmes populations. Malaparte affabule la réalité pour l’ajuster à sa vision bien spécifique de la Seconde guerre mondiale, une guerre ultraviolente devenant supportable si on l’observe de façon détachée, en compagnie du diable, sans jamais accorder le moindre crédit à ses méfaits. Le diner polonais de la deuxième partie, qui est à mon sens l’une des plus fortes, nous dépeint un conclave des hiérarques nazis qui cristallise totalement la brutalité des occupants allemands de Pologne et la façon dont Malaparte se joue d’elle, non sans désespoir, mais en faisant hurler de rire ses hôtes.
Bien que les récits soient plutôt inégaux, que les derniers dialogues ne brillent pas par leur intensité, on ressort assez troublé après la lecture de Kaputt. La question de la réalité des événements contés par Malaparte pointe rapidement le bout de son nez. Qu’importe, ce voyage au bout de l’enfer vaut clairement le détour, en particulier pour ceux qui désirent pénétrer dans le triste monde de l’Est occupé et de l’Europe dévastée de la Seconde guerre mondiale. L’humour grinçant et désespéré de Malaparte pourra en séduire beaucoup.
« Les Allemands pêchent à la grenade. C'est un véritable massacre. Ils détruisent non seulement les saumons, mais toutes les espèces de poissons. S'imaginent-ils qu'ils peuvent traiter les saumons comme ils traitent les Juifs ? Nous ne le permettrons jamais. L'autre jour, j'ai dit au général von Heunert : Si les Allemands au lieu de faire la guerre aux Russes, continuent de faire la guerre aux saumons, nous défendrons les saumons. »