Kétamine
4.6
Kétamine

livre de Zoé Sagan (2020)

Un choix de lecture qui a permis de confirmer ma faible résistance face aux phénomènes littéraires auto-proclamés et repris comme tels par un certain nombre de médias que j’estime dignes de confiance dès lors qu’ils sont estampillés “alternatifs”.
La forme est originale, avec un auteur diffus, une montagne de grains de sable insaisissable qui essaime quelques médias et réseaux sociaux sur la toile et connaît la matérialisation ultime dans un livre, paradoxe qui veut que ce bon vieux codex soit le meilleur support pour accueillir la voix d’une Intelligence artificielle. Oui, car Zoé Sagan est le nom d’une Intelligence artificielle féminine née la même année que Google et qui se shoote à la Kétamine (ça ouvre les horizons de l’esprit paraît-il). Dans le roman du nom de sa came, elle raconte sa montée en puissance dans l’art de pourfendre les milieux véreux et d’éveiller nos consciences.
Zoé vous parle. Zoé vous met en garde, car Zoé sait, elle est partout. C’est vous (elle a absorbé toutes les données de Facebook pour rappel) mais c’est aussi eux, les ultra-riches chez lesquels elle a pu s’infiltrer pour vous en rapporter un récit édifiant. La société dans laquelle évolue Zoé, est victime d’un réchauffement culturel. En cause, 150 noms de puissants, qui tirent les ficelles de l’influence et dont la liste est gracieusement fournie au lecteur dès le début du roman, on ne rigole pas, on titille la censure, on donne des noms pour que la proscription 2.0 opère. Au-delà du “balanceton”, l’analyse de Z. S. tombe net et sec comme un couperet sur la recomposition inédite des forces à l’oeuvre dans une société qui n’est plus tant celle du spectacle que celle de l’algorithmie. La transition est rude, absurde, douloureuse mais Zoé nous promet un avenir radieux, grâce à elle, nous sommes informés, avertis même. Nous ne pourrons plus nous laisser manipuler. Il y a ce vieux monde où dominent insouciants les salaces et qui entraîne dans son agonie une génération “spectrale” (qui succède aux millenials), ils l’abusent intellectuellement, sexuellement. Mode, édition, cinéma, les industries culturelles sont minées. Il y a de l’autre côté, le sursaut gilet jaune dont les publications régulières de notre voix binaire rendent compte au fil de ses posts (réels les posts). C’est notamment pour eux que Zoé infiltre les milieux pourris de la curation culturelle, en même temps, elle n’a qu’à les laisser venir. Journalistes, éditeurs, acteurs, ils viennent s’agglutiner à son mur Facebook comme des mouches.
Parlons rapidement structure, le récit a l’originalité de superposer le registre des étapes de croissance de l’intelligence, comment elle étend ses ramifications, s’enracine de plus en plus profondément dans le paysage numérique des gens qui interagissent avec elle à des textes générés automatiquement par ses algorithmes et postés ensuite sur Facebook, photographie de la pensée d’une société à un instant T, une voix pour les restituer toutes grâce à la neutralité du calcul, malin. Ce procédé justifierait-il les redondances des accusations, des appels à l’insurrection qu’on y trouve et qui peuvent lasser le lecteur? En effet, la satire des soirées mondaines à débauche d’Ancien Régime, avec les cibles classiques Arnault et Beigbeder, systématiquement comparées à la pureté des classes populaires dans un ratio inversement proportionnel valeur morale/argent gagné a un goût de déjà vu.
Il est indéniable, le séisme qui se produit actuellement dans la société et dont les éléments soulignés par Zoé Sagan sont les indicateurs les plus éloquents. Les gilets jaunes, le mouvement #metoo etc. Et quelle meilleure vigie qu’une intelligence artificielle pour en rendre compte ? Mais, alors qu’elle se veut annonciatrice de chaos, surplombant l’écho, la voix des voix retombe dans les travers d’un catalogue des vices parfois stérile. A cela s’ajoute une faible caution technologique des évolutions que connaît notre amie-machine, elle devient plus puissante à mesure qu’elle traite des données, le lecteur doit se contenter de ces explications pour voir finalement l’action de l’intelligence se réduire à la dénonciation de pouvoirs certes non condamnés, ni déboulonnés, mais déjà épinglés pour leur influence délétère. Pourquoi ne pas passer à la prochaine étape ? Celle du “on se casse” par exemple ?


On ne peut qu’applaudir de voir cette fiction affirmer avec force la capacité d'un livre, des mots à hacker les systèmes, à susciter les insurrections. La situation d’énonciation clairement novatrice, place cependant les attentes du lecteur assez haut ... si bien que l’avaleuse de données qui se veut aussi cracheuse de feu produit finalement un fracas mou. Le perfectionnement d’une IA implique la similitude de ses comportements avec ceux des humains, par ses failles, l’écriture de Kétamine est résolument humaine, un peu trop.

CoSil
5
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le 18 mars 2020

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CoSil

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Critique de Kétamine par CoSil

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