Kong est un roman d'aventure porté par la vive passion de Michel Le Bris de nous partager les voyages, les tourments et les exploits créatifs des américains Merian Cooper et Ernest Schoedsack. L'un et l'autre sont des aventuriers, obsédés par la recherche d'un monde perdu, d'une contrée loin de toute civilisation connue.
Ces deux grands esprits se sont rencontrés sur le retour de leur service militaire lors de la première guerre mondiale. Ils ont chacun des récits de vie épiques : si leur histoire était une fiction, le lecteur n'y croirait pas. Et pourtant, les deux américains frôlent autant de fois la mort qu'ils n'obtiennent de succès dans diverses spécialités. Merian Cooper était un héros de l'aviation américaine, rescapé de camp de prisonnier de guerre, il devient membre fondateur de la grande compagnie aérienne Panam puis directeur de l'une des majors hollywoodiennes : la RKO. Ernest Schoedsack a le goût de la prise d'image dans le sang et le talent de la narration, il fut caméraman pour Mack Sennett au balbutiement d'Hollywood et il poursuit le désir de filmer les mystères du monde prenant toujours plus de risques dans les recoins les plus hostiles de la planète. Sur plus de neuf cent pages, Michel Le Bris propose ainsi un roman d'une précision très méticuleuse sur les pérégrinations des deux américains, tout en détaillant les bouleversements industriels de l'entre-deux guerres.
Les premiers chapitres, gonflés par une langue ampoulée m'ont désarçonnée. Je ne suis pas une disciple du roman d'exploration du XIXème mais je pense que Kong conviendra parfaitement à un passionné de Robert L. Stevenson ou de Jack London. Ils y sont d'ailleurs régulièrement cités par les protagonistes. Mais je dois avouer que ma persévérance dans cette langue lyrique fut largement récompensée. Après ces découvertes et révisions géographico-historiques - de l'Europe de l'Est au Moyen-Orient pendant l'entre-deux guerres principalement - est née en moi l'envie de tout arrêter pour partir telle une aventurière à la recherche de déserts loin de toute civilisation.
Enfin, dans le dernier tiers du livre, la vraie raison pour laquelle ce livre est tombé entre mes mains s'est déployée pour mon plus grand plaisir. L'auteur y raconte avec une précision passionnelle le long processus de production et de tournage de Kong. Peut-être, à l'inverse du début du roman, que l'amateur de Jack London se sera ennuyé ici, pourtant, le récit des motivations et découragements de la création d'un film est loin d'être de tout repos. Michel Le Bris donne vie aux nababs du vieil Hollywood, les monstres dirigeants les majors américaines : la famille Selznick, Louis B. Mayer ou encore Carl Laemmle pour ne citer qu'eux. C'est à l'intérieur de la Paramount que l'on apprendra les inquiétudes et les excitations de l'industrie face à l'arrivée des talkies, les films parlants. Hollywood sera secoué par la crise boursière de 1929 que l'auteur nous offre de suivre jours après jours. Kong est un travail inédit de restitution fidèle de la réalité des studios à cette époque et plus particulièrement de la vie interne de la RKO lors de la production de Kong et des Chasses du comte Zaroff (1932). Les tournages deviennent des courses effrénées contre le temps, un récit haletant que l'on finit en louant le DVD de Kong ou en retrouvant les premiers films d'exploration de Merian Cooper et Ernest Schoedsack sur YouTube.
Michel Le Bris aura eu besoin de neuf années d'écriture pour raconter l'épopée de la réalisation de Kong (1933). Avec une telle ambition de fidélité à la réalité, ses recherches auraient pu prendre la forme d'une monographie ou d'une thèse. L'auteur prend d'ailleurs soin d'indiquer ses nombreuses sources à la fin du livre : il a dû s'engouffrer au plus profond des archives de la RKO tout en passant par les journaux personnels des deux américains. Concrètement, le roman se révèle être une grande dissertation sur sa propre forme. Michel Le Bris mène une écriture d'une précision maniaque pour restituer la réalité tout en poussant le lyrisme des émotions de ses personnages. Malgré cette rigueur presque scientifique, le choix de la forme fictionnelle et non documentaire est défendu par son auteur par un point de vue repris par ses deux protagonistes :
"Si le fictif n'est pas le vrai, certes. Mais il n'est pas non plus le faux. Il nous dit quelque chose qui ne peut pas être dit autrement" (p.595)
Les deux héros se confrontent à cet indicible puisque leurs souvenirs militaires bourdonnent toujours en bruit de fond. Il faut parfois faire entorse à la réalité pour mieux raconter le vrai : c'est le compromis que Cooper et Schoedsack nomment ensemble "Le roman du réel". Ainsi les deux américains n'iront pas filmer les gorilles qui se révèlent d'un naturel pacifique mais ils créeront le leur en animation : plus terrifiant, plus symbolique, plus en accord avec l'histoire qui résonne au plus profond d'eux-même. Quelque chose se trame derrière la puissance sauvage de Kong. Le film mythique de Cooper et Schoedsack sortira à la veille de la seconde guerre mondiale alors qu'un autre monstre rugit déjà en Allemagne.