L'Anti-nature
7.6
L'Anti-nature

livre de Clément Rosset (1973)

L'anti-naturalisme pervers de Monsieur Rosset

De Clément Rosset, je ne peux pas dire que j'avais apprécié grand chose jusqu'à présent - chose d'autant plus étonnante que j'ai en général tendance à partager les principales thèses de l'auteur. Il faut dire que Monsieur Rosset s'est spécialisé ses dernières décennies dans les livres courts à thèses (limite petits pamphlets), mais manquant souvent singulièrement de profondeur ("Loin de moi. Etude sur l'identité", "Le réel et son double"). Dans ses moins bons moments, il lui arrive même de commettre des livres assez vides et pourtant irritants de prétention ("Principes de sagesse et de folie").


Bref, cet "Anti-nature", avec ses thèses véritablement développées, ses analyses précises, est sans doute jusqu'à présent l'ouvrage de l'auteur le plus solide qu'il m'ait été donné de lire.
Pourquoi ce 5/10 alors me direz-vous? Et bien, la note serait sans doute meilleure si le livre s'était limité uniquement à sa première partie....


Dans cette dernière, C. Rosset démontre, de manière très convaincante, le vide conceptuel derrière l'idée de "nature", celle-ci ne se définissant que négativement, en opposition aux règnes matériel du hasard et humain de l'artifice (cette trilogie hasard / nature / artifice ayant été gravée dans le marbre par Aristote). Ainsi, l'idée même de nature est, non une idée fausse qui pourrait être invalidée, mais bien une idée vide, ne recouvrant littéralement rien; le succès en apparence paradoxal de ce concept creux s'explique néanmoins en ce que sa vacuité même lui permet de se faire le dépositaire de désirs humains fondamentaux (donc non rationnels) que sont la recherche d'une finalité à nos existences et plus largement une structure globale permettant d'injecter du sens dans le monde (cette dichotomie objectivité / désir est également au coeur des analyse du "réel et son double"). A partir de là, C. Rosset établit avec raison une connexion entre l'idée de nature et les idées religieuses, montrant comment les secondes supposent la première comme base première de développement (analyse d'autant plus convaincante quand on vient de lire comme moi "les 2 sources de la morale et de la religion" de Bergson où le glissement entre les deux concepts est des plus évidents. cf. ma critique sur le sujet sur sens critique). Jusque-là tout va bien. Je partage les vues de Monsieur Rosset ; on pourrait seulement lui reprocher son explication un tantinet légère du succès et de la postérité de l'idée de nature, le simple recours à la notion de "désir" ne me semblant pas satisfaisant à lui seul - en cela les explications d'inspiration évolutionniste de Bergson (toujours dans les "2 sources") sur l'émergence d'une "fonction fabulatrice" m'ont semblé plus profondes: dans un univers qui n'a pas été créé pour nous et où nos systèmes sensoriels et cérébraux doivent en permanence procéder à des synthèses et des tris inconscients et ultra-rapides dans la foultitude d'informations qui nous parviennent à tout instant, il peut sembler logique que notre cerveau (qui est là pour assurer notre survie et donc pour être efficace au sens pratique du terme, et non au sens métaphysico-intellectuel) fonctionne un peu spontanément sur un mode "naturaliste".


Mais les choses se gâtent un peu plus loin, quand C. Rosset commence une longue recension des philosophies naturalistes et artificialistes. Outre que le tout est un peu long et ressemble fortement à une délivrance un peu vaine de "certificats d'artificialisme du Dr Rosset, spécialiste en la matière", on découvre la facette qui me dérange le plus chez l'auteur, et qu'on retrouve dans ses livres ultérieurs, celle d'un philosophe intolérant, semblant obsédé par la recherche (voire la construction) d'ennemis naturalistes à abattre, et arrogant: se sentant détenteur en chef d'une grande vérité, il n'a de cesse de départager les bons et les mauvais élèves de l'artificialisme et a de toute évidence une très haute opinion de lui-même et de son travail de déconstruction. Le tout - comment décrire cela? - évoque plus une profonde aigreur vis-à-vis du monde et des autres humains que la recherche du bonheur et de la joie (ou alors "la joie dans la méchanceté"?) à laquelle l'auteur nous invite pourtant dans les 3 dernières pages de l'ouvrage (sur plus de 300...) Au-delà du fait que C. Rosset ne semble pas vraiment avoir une haute opinion du "principe de mansuétude" qui, en philosophie, pousserait plutôt (surtout dans un travail de recherche) à s'attarder sur les bons côtés, les apports des philosophes, plutôt que sur leurs erreurs, on comprend vite que C. Rosset s'épanouit en tant que philosophe dans la critique (si possible la plus destructrice possible), mais est bien en peine de construire quelque chose de nouveau et de positif derrière. Aux détours de certains passages de l'ouvrage, l'auteur avoue d'ailleurs que, pour lui, la philosophie ne devrait être qu'une grande entreprise de destruction de la philosophie ; pire encore, on croit discerner derrière les longs développements de l'ouvrage une pensée assez réactionnaire (derrière son apparence de neutralité), faisant assez étonnamment l'éloge de la normalité sociale, de la coutume et de l'ordre établi...au prétexte qu'ils sont des construits sociaux et non naturels. Dans ses analyses, l'auteur donne ainsi en permanence la primauté à la manière, et non aux fins, de nos raisonnements et actions. Exemple qui m'a frappé: l'auteur se gausse de la "mode" visant à dénoncer la chimie dans notre alimentation industrielle...au prétexte qu'elle est porteuse de pré-supposés naturalistes et que de toute façon, la nourriture, de façon générale, c'est que de la chimie, des molécules et tout ça, hein???


Là est selon moi la grande faillite de la pensée Rossetienne: elle critique avec raison des concepts critiquables (la nature), elle nous fournit même des outils pour penser un monde artificialiste ("être dans la durée = hasard + convenance", dans le sens où tout est fondamentalement le fruit d'un hasard non-nécessaire et que seule une "convenance physique ou sociale" sur le moment peut expliquer le maintien d'une loi physique ou d'une coutume, les deux étant fondamentalement temporaires et jamais éternelles) et n'en tire jamais rien de constructif, de positif et n'aboutit qu'à un relativisme généralisé et vain consistant à toujours affirmé que tout se vaut parce qu'artificiel. Or, on peut avoir une lecture tout à fait différente des analyses de départ de Clément Rosset: en effet, même en tant qu'êtres totalement artificiels, il est logique pour nous de chercher à durer le plus longtemps possible, et donc à ne pas mourir? Du coup, s'il est démontré que certaines substances chimiques sont nocives pour nous et risquent d'abréger notre existence, il semble logique de chercher à s'en prémunir...que cela soit soutenu par des présupposés naturalistes ou non sur un plan fantasmatique. Du coup, pour reprendre l'exemple de la bouffe industrielle, on ne comprend pas vraiment ce qui, dans le "système" même de Rosset, devrait nous pousser à rejeter le problème pour la simple raison que "tout est chimique". Si on ne prend comme seule fin que de durer, de vivre le plus longtemps, peu importe donc en quelque sorte la manière (naturaliste ou artificialiste); cet argument du maintien de l'existence dans la durée devrait également nous pousser à rejeter tout relativisme radical (un "tout se vaut" artificialiste), car le maintien d'une existence (quelle qu'elle soit d'ailleurs) dans la durée est toujours observable et mesurable me semble-t-il, et il est donc toujours possible de déterminer des stratégies optimales et rationnelles pour tenter de le maximiser - cf. l'augmentation de l'espérance de vie au XXe siècle!!!...), sans même pour cela verser forcément un seul instant dans le naturalisme tant décrié par C. Rosset. Bref, je trouve la pensée du philosophe extrêmement viciée sur ce point.


Pour en finir avec cette critique trop longue, on peut également reprocher à l'auteur son traitement apparemment totalement inégalitaire des auteurs (voire dans beaucoup de cas sa mauvaise foi): Lucrèce, Schopenhauer, Freud, Heidegger, etc., en tant que petits préférés du Maître Rosset semblent ainsi, sinon sans tâches, tout du moins pardonnés d'avance (certains d'entre eux ne sont pourtant pas des anges...), tandis que d'autres n'ont vraiment pas cette chance et sont vilipendés de façon parfois extrêmement légère (Rousseau, le génie du mal naturaliste selon Rosset, est expédié en seulement quelques pages bien superficielles...). Outre l'obsession-adoration apparemment sans bornes du philosophe pour Lucrèce (qui donne lieu à une très longue digression extrêmement technique et barbante, et encore une fois assez vaine, sur les apports respectifs de Lucrèce et d'Epicure à l'artificialisme...), Machiavel et Hobbes ont aussi toute sa faveur malgré leurs penchants légèrement autoritaires (par contre, que Rousseau soit l'auteur de l'idée de "volonté générale" et de "bien commun", idées absolument révolutionnaires et centrales pour son époque, ne semble pas amadouer C. Rosset une seconde en ce qui le concerne...). Encore, une fois, obsession pour la manière et non pour le résultat, Rosset semble bien plus intéressé par la structure argumentative de ces auteurs que par les conséquences pratiques de leurs idées.


Tous ces éléments cumulés font qu'on peut véritablement parler d'un "anti-naturalisme pervers" de C. Rosset dans cet ouvrage (pour détourner une de ses propres catégories, celle de "naturalisme pervers", car oui, C. Rosset adore faire des catégories pour classer tout le monde selon un gradient allant de l'artificialisme le plus pur au naturalisme le plus forcené - classements qui semblent d'ailleurs parfois un peu tirés par les cheveux et arbitraires. cf. la catégorie des "quasi-artificialistes").


On aura compris que je conseille la lecture de la première partie de l'ouvrage, mais que je déconseille la suite, à moins que vous n'ayez un intérêt spécial pour le sujet traité. Je jetterai sans doute, si j'en ai l'occasion, un coup d’œil à l'ouvrage "la logique du pire" de l'auteur, et à "fantasmagories" qui traîne dans ma bibliothèque, mais il est peu probable après ça que je revienne ensuite beaucoup vers un auteur qui montre, selon moi, vite ses limites et dont l'arrogance satisfaite me fait, personnellement, souvent sortir de mes gonds.

Tibulle85
5
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le 16 nov. 2017

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Tibulle85

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