"J'ai souvent éprouvé un sentiment d'inquiétude, à des carrefours. Il me semble dans ces moments qu'en ce lieu ou presque : là, à deux pas sur la voie que je n'ai pas prise et dont déjà je m'éloigne, oui, c'est là que s'ouvrait un pays d'essence plus haute, où j'aurais pu aller vivre et que désormais j'ai perdu."
C'est ainsi que débute ce livre étrange et fascinant. Le poète Yves Bonnefoy nous parle d'abord du rêve d'un ailleurs qui doit toujours rester fantasmé, d'un lieu quasi magique, d'un désir qui perd de sa brûlure si jamais il devient réalité. L'arrière-pays, c'est un horizon toujours repoussé qui laisse l'imaginaire en liberté. Et c'est l'opposition avec ici.
"Que la vraie vie soit là-bas, dans cet ailleurs insitué, cela suffit pour qu'ici prenne l'aspect d'un désert."
Mais L'Arrière-Pays, ce n'est pas seulement un grand poème en prose. En réalité, on peut même difficilement dire que c'est de la poésie. Bien sûr, l'écriture de Bonnefoy est sublime et réserve des moments magnifiques. Mais ce livre est bien plus que cela.
Récit de voyages qui nous entraîne de la Toscane au Rajasthan. Critique d'art qui parle aussi bien du Quattrocento que de Chirico. Et surtout introspection qui n'est pas sans rappeler Leiris. Car cette recherche du lieu insaisissable est surtout une plongée en soi :
"Un regard, un ébranlement intérieur : une mémoire ne moi, plus profonde que la consicence, ou plus aux aguets, avait compris avant que je sache."
Et cette plongée en soi se double d'une plongée dans le monde à la recherche de l'essence des choses :
"Pourquoi ne pouvons-nous dominer ce qui est, comme du rebord d'une terrasse ? Exister, mais autrement qu'à la surface des choses, au tournant des routes, dans le hasard : comme un nageur qui plongerait dans le devenir puis remonterait couvert d'algues - riant, aveugle, divin ?"
Et finalement tout se retrouve sous le signe de la dualité. Dualité entre ici et ailleurs, dualité de l'art entre réalisme et re-création de l'univers, mais aussi entre la volonté de l'artiste et ce que la technique lui permet de faire, dualité même de Bonnefoy, à la fois voyageur et poète, cherchant la réalité du monde et se regardant chercher. Un livre riche, profond, lumineux, parfois complexe mais toujours fascinant.