Le livre s’ouvre sur le personnage d’Ugwu et comme un roman d’apprentissage. Le garçon se fait progressivement une place dans un univers nouveau et fascinant pour lui, puisqu’il passe d’un petit village rural nigérian à la maison confortable d’un membre de l’élite intellectuelle du pays. L’eau coule des robinets et il y a du poulet au frigo. Ici les gens effacent – avec plus ou moins de réussite – leurs accents tribaux, et s’expriment dans un anglais coulant. Ugwu écoute et observe tout, il apprend. Le récit commence à prendre des airs de roman réaliste, avec la description du véritable « salon » que tient Odenibgo et des mœurs de cette classe moyenne cultivée, ces soirées et ces repas qui n’en finissent plus, ces débats politiques qui, à force, paraissent superficiels. Les portraits sont brossés avec beaucoup de dérision et de tendresse, du poète maudit à la précieuse ridicule. Les personnages véritablement détestables, les hommes politiques qui mènent la danse, que ce soit au Nigéria ou du côté colonial, ne prennent pas réellement part au roman. Ils apparaissent de manière médiatisée, dans une conversation, un discours à la radio, un article de journal, mais ils sont complétement dépersonnalisés. La politique et l’Histoire ne nous parviennent, en tant que lecteur, que par bribes, par le prisme du récit. L’auteure ne donne jamais d’explication encyclopédique des événements, les figures historiques sont appelées par leurs surnoms, et tout ce qui arrive, arrive d’abord aux personnages. Chimamanda Ngozi Adichie m’épate par sa capacité à bâtir une fresque historique à travers la description des détails les plus intimes des relations amoureuses et familiales.

Plusieurs scènes cruciales se déroulent au cœur des chambres, au cœur des lits. L’intime et l’intériorité expriment souvent le collectif et le dehors. La maison, ainsi que les vêtements, les peaux, et même les chevelures des femmes, tout exprime la guerre qui avance et l’équilibre d’un petit monde qui s’effondre. Il y a cette insistance magnifique sur les coiffures des femmes et la texture de leurs peaux, qui en disent long sur leur état d’esprit. Par exemple, lorsqu’Edna pénètre en catastrophe chez Olanna pour lui raconter les violences subies par sa famille, c’est d’abord le désastre de sa coiffure que remarque Olanna. À mesure que la guerre et les restrictions progressent, cette dernière développe une véritable obsession pour les cheveux de Bébé, si abondants à sa naissance et qui ne cessent désormais de tomber. Les couleurs et la manière de nouer les vêtements traditionnels, la nourriture, les plats, les odeurs, tout exprime les changements. La guerre grignote peu à peu, fatalement, la splendeur des personnages, leur beauté et l’harmonie de leurs existences. Et cette chute des cheveux de l’enfant, finalement, peut être lue comme un symbole ultime de la chute du Biafra.

Les personnages sont tous accrochés au même espoir, à la même utopie. C’est ce qui finit par les rassembler, malgré les conflits et les disputes, toujours passagers. Un rêve, une idée qui les dépasse en tant qu’individus et les unit : le Biafra. Leur propre évolution dépend de celle de cet espoir. Ils cherchent à fonder un pays, une maison, une nouvelle famille. Ils rêvent tous d’un nouveau départ, qu’ils obtiendront malgré la défaite sur le plan politique et historique. La guerre arrache leurs racines : les parents meurent ou s’exilent. Alors, ils reconstruisent : Ugwu un avenir d’écrivain, Odenigbo et Olanna repartent du début malgré les trahisons, Kainene pardonne à sa sœur, et toutes deux forgent une nouvelle relation, en se détachant de leurs parents elles tissent un lien plus fort. Chacun se réinvente une famille, hétérogène, mais fondée sur le deuil commun d'un pays.

Si le récit commence dans la joie et l’euphorie des utopies, très vite tout s’assombrit, le tragique dévore tout. Mais l’auteure sait glisser l’humour et la vie dans chaque chapitre. Elle parvient à tenir un rythme entraînant pour le lecteur, grâce à des changements de points de vue narratif et l’introduction de personnages secondaires essentiels. L’enrôlement d’Ugwu dans la guerre permet aussi de donner un nouveau souffle à l’histoire. Bien que cet évènement et la manière dont il va changer Ugwu - salir cet être profondément innocent - puisse sembler incohérent, notamment sur le plan de la psychologie du personnage, en réalité il permet de rendre compte de l’absurdité de cette guerre elle-même, où plus rien ne tient droit, où tout est renversé.


Décidemment, Chimamanda Ngozi Adichie jamais ne déçoit.



Mambomiammiam
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le 16 sept. 2023

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