L'Avare
7.1
L'Avare

livre de Molière (1668)

Critique sur la mise en scène de Jean-Paul Roussillon, à la Comédie-Française (1974)

La pièce de Molière ne quittant jamais la maison du protagoniste (respect de l’unité de lieu, unique règle du théâtre classique présente dans le drame), la mise en scène, malgré le semblant d’immensité des lieux, plonge les acteurs dans un univers anxiogène, claustrophobe même ; rares sont les personnages qui peuvent quitter et revenir dans cette maison obscure à leur guise, sans se cacher : il n’y a que Frosine, la cousine d’Harpagon, le puissant seigneur Anselme et sa fille Mariane (bien que cette dernière, dès sa première apparition, correspond dans son attitude et son code couleur au profil d’une prisonnière condamnée à perpétuité), ainsi que le commissaire.


Du reste, les costumes sont des indicateurs des conditions de vie des personnages ; il est même possible de séparer ces derniers en deux groupes distincts :
- Les tons marrons, gris et verts correspondent à tous ceux qui sont assujettis à la maison et aux moindres caprices de son maître : ses enfants en premier lieu, ainsi que ses gens parmi lesquels maître Jacques, contraint pour cause d’austérité économique absurde d’endosser les emplois de cocher et de cuisinier ; ces associations de couleurs ternes, semblables aux habits que portent Harpagon pendant tout le spectacle, font ton sur ton avec le décor de cette maison, elle-même très austère. Mariane et le commissaire, pourtant extérieurs à la demeure d’Harpagon, tombent momentanément sous la coupe de ce dernier, d’où le port du gris et du vert pour leur costume respectif.
- Enfin, les personnages extérieurs à la maison arborent des teintes nettement plus claires : le pourpre pour Frosine (mysticisme et enchantement en rapport avec les qualités de femme d’intrigue du personnage et de ses prétendus dons de voyance), le rose du manteau de Mariane (féminité, insouciance, pureté), et le violet d’Anselme qui véhicule des valeurs de sérénité, de prospérité et de noblesse. Ces trois personnages échappent à l’autorité et au contrôle maladif d’Harpagon. L’écharpe et la chemise jaunes de La Flèche, le valet narquois de Cléante dont il est un compagnon fidèle, dénotent par rapport à la veste grise et au pantalon marron qu’il porte, signe que ce personnage feint la loyauté devant le maître de la maison ; après le vol de la casette, il sera débarrassé de sa tenue terne et seul le jaune apparaîtra.
La couleur bleu représente, dans la France du XVIIe siècle, le pouvoir royal et la Vierge Marie, autrement dit l’Eglise, autre grande instance de pouvoir dans le royaume → les personnages de bourgeois chez Molière sont souvent tournés au ridicule et punis, d’une certaine manière, à la fin de chaque drame pour avoir tenté de s’élever au-dessus de leur condition ; pour le personnage d’Harpagon, cette forme d’ « hybris social », cette démesure, cette volonté de transcender sa classe sociale, se traduit, dans le texte, par son désir d’épouser la fille d’un noble, et dans la mise en scène de Jean-Paul Roussillon par le port du bleu chez ses domestiques, pour se donner l’illusion d’être servi par des aristocrates à sa botte.
Il en va de même pour son nouvel intendant, Valère, même si celui-ci, dans la première scène, ne porte pas sa livrée bleue et arbore, comme tous les personnages prisonniers de la maison, une association de couleurs tristes dominée par le marron. En effet, chez lui, le bleu de sa livrée ne correspond pas avec un état d’esclavage puisque par hypocrisie, par ruse, il échappe au courroux et à la méfiance paranoïaque d’Harpagon. Son bleu, en réalité, fait référence au bleu de la mer, dans laquelle il fut sauvé de justesse dans son enfance, enfin au bleu de la vérité qui doit éclater à la fin de la pièce pour révéler ses liens généalogiques avec le seigneur Anselme, par conséquent ses ascendants nobles. C’est un bleu qui traduit l’espoir, l’ouverture sur un nouvel horizon, et qui permet à la fin du spectacle à toute la famille de l’Avare de quitter (définitivement ?) la « geôle » de ce dernier.
Cette maison, plongée en permanence dans une forme d’obscurité inquiétante même en pleine journée, symbolise la vie recluse et presque monacale d’un vieil homme apeuré par le monde extérieur, uniquement préoccupé par son trésor. Elle est totalement dépourvue de parures, d’ornements comme on pourrait imaginer la maison d’un bourgeois détenteur d’une forte somme ; mais l’avidité d’Harpagon empêche l’achat et l’installation d’une décoration raffinée et somptueuse. Mais c’est un formidable terrain de jeu pour les comédiens et les personnages, car elle paraît labyrinthique, en témoignent les multiples entrées-sorties, à cour, à jardin, au lointain, en haut des escaliers où se trouvent deux portes, et donc les multiples cachettes pour la casette d’Harpagon et pour l’épanchement des sentiments amoureux de Valère/Élise et Cléante/Mariane.
Ces intrigues amoureuses aboutissent finalement aux bonheurs des jeunes gens, et au malheur du protagoniste. Harpagon qui monte les escaliers d’un pas traînant donne une tonalité tragique à cette comédie (l’avarice, reproché au vieillard pendant toute la pièce, sont cause de sa triste solitude), et le protagoniste devient prisonnier de sa propre demeure, de son propre malheur. Ne lui reste plus que sa cassette, enfin retrouvée, et sa perruque blonde (dernier signe d’une volonté de noblesse, donc d’ascension sociale) pour pleurer, une perruque qui de toutes façons le ridiculisaient depuis le début de la pièce et le faisaient ressembler à un enfant échevelé et boudeur.
Cette mise en scène, de par son austérité générale autant dans le jeu des acteurs, la scénographie, les lumières et les costumes, nous prouve que la comédie et la tragédie possèdent des liens tangibles.

MrSauvage
8
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le 13 févr. 2021

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MrSauvage

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