Une exposition de peinture. Un tableau et deux hommes devant lui.
L'un, à demi penché sur la barre, parle, explique, avec éclat.



L'autre est muet. On devine à sa courtoisie qu'il est absent. Il tend l'oreille et refuse l'esprit. Il est au Bois, à la Bourse, ou chez une dame ; mais il est impossible d'être plus loin avec plus de formes et de présence sensible.



Paul Valéry



Ceci pourrait sensiblement décrire Saffie quand nous la rencontrons à son arrivée de Paris. Elle glisse dans la vie, sans aspérité, emmurée par sa douleur et ses peurs, son souhait de se prévenir du monde la coupant de tout ce qui le compose.


Lorsqu'elle rencontre Raphaël Lepage, talentueux flûtiste, pour un poste de bonne, elle exprime une transparence et une discrétion intrigante. Non seulement pour son futur employeur, mais pour nous. Qu'est-ce qui ne tourne pas rond chez elle ? Nulle ne connaît son passé. Nulle ne sait ce qui la tourmenterait si elle laissait, ne serait-ce, qu'une seule prise sur sa carapace polie.


C'est avec une indifférence méthodique qu'elle accepte une demande en mariage d'un homme qu'elle ne connaît qu'à peine, qu'elle se couche avec lui et ... qu'elle tombe enceinte. Première aspérité. Une horreur se dessine en elle, souvenir d'une époque par-dessus tout réprimée. Elle nous entraîne dans sa douleur, nous sommes happés dans cette spirale pénible où nous la voyons péricliter, terrorisés et confus. Ce même après la naissance de leur fils Emil.


Englués dans un malaise continu, partagés entre un optimisme affligeant de la part de Raphaël et un abandon total de Saffie, nous sommes spectateurs, avec Emil, de ce tableau. Qu'a-t-il bien pu lui arriver ?


Ne sachant plus que faire Raphaël confie à son épouse une mission qui l'envoie dans le quartier du Marais d'avant, où les juifs et étrangers tentent de vivre. Elle y rencontre Andràs, luthier hongrois venu se réfugier en France pour fuir l'armée rouge. Deuxième aspérité.


Grâce aux doigtés talentueux d'Andràs et l'amour qui naît entre eux nous apprenons enfin ! Saffie s'ouvre à lui et à nous. Et nous comprenons sa douleur, sa souffrance, ses peurs. Peu à peu, Saffie s'ancre. Elle dévient présente. Elle ne glisse plus, comme si ses souvenirs douloureux la gardaient pendue à une corde invisible et qu'Andràs était le tabouret l'aidant à descendre. Jusqu'à un jour fatidique. Troisième aspérité.


Nancy Huston nous raconte ici cette histoire tragique et poignante. Dans une France qui cherche à faire payer aux Algériens le prix de l'occupation allemande, la douleur se peint et se mêle sous toutes ses formes. Comment elle s'enracine en nous, comment elle se réveille de temps à autre et comment elle nous change, nous bloque, nous faire mourir.
L'empreinte de l'ange est une histoire d'amour, sans hésitation. Celle de Saffie. Partagée entre son amant, son mari et son fils. Le mari qui est le socle pour rebâtir, l'amant qui est la source de sa renaissance et le fils qui est sa pierre d'ancrage l'empêchant de basculer à nouveau dans les ténèbres de son passé.


Ce roman m'a bouleversé. Les mots de Nancy Huston défilent et ses personnages, que nous épions tout du long, se saisissent de nous, partagent avec nous et nous prennent à témoin de la peine qui rôde sans que nous la voyions forcément...



Dans chaque histoire d'amour fou il y a un tournant ; cela peut venir
plus ou moins vite mais en général cela vient assez vite ; la plupart
des couples ratent le tournant, dérapent, font un tonneau et vont
s'écrabouiller contre le mur, les quatre roues en l'air.



L'empreinte de l'ange - Nancy Huston




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Adribert
9
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le 6 déc. 2016

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Adribert

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