Le finalisme en sciences a mauvaise presse. Certains parlent d’un biais, une tendance de notre cerveau à rendre compte de l’origine des objets qui nous entourent en termes de but, de finalité ou d’utilité. Cette attitude est parfois décrite comme une tentative infantile d’explication du monde : « Le soleil brille pour qu’on puisse voir clair » disent parfois les jeunes enfants. La téléologie, ce biais cognitif redoutable, nourrirait qui plus est le sentiment de supériorité de l’homme ("l’anthropocentrisme"), lui donnant l’illusion que la nature est faite pour lui.


Sur ce sujet, des esprits "aiguisés" croisent le fer avec des théologiens de "haut" niveau. Aux dernières nouvelles, on en était rendu à la question de savoir si la banane était la preuve qu’il existait un dessein dans la nature : n’avons-nous pas là un fruit présentant tous les caractères d’un objet créé spécifiquement pour l’homme ? A y regarder de plus près, la banane possède en effet une section avec des facettes qui correspondent "parfaitement" à la forme et à la taille de la main humaine. Elle n’est pas glissante, elle tient bien en main ; elle affiche un code couleur très précis indiquant lorsqu’elle est bonne à consommer, etc. Mais alors, me direz vous, si la banane est la preuve de l'existence d'un dessein dans la nature des choses, que prouve la noix de coco ?


Evidemment, à ce prix-là, il est plutôt aisé de ridiculiser et de réfuter le finalisme… Au-delà de ces débats de seconde zone - après tout, on a les contradicteurs qu’on mérite – si le finalisme éveille a priori le soupçon ce n’est pas tant à cause des "biais" qu’il suscite que de sa mauvaise fortune en histoire des sciences.


Revenons aux choses sérieuses.



Du finalisme a la contingence



La vision médiévale du cosmos était profondément anthropocentrique. Ce que l’on connaissait du monde à l’époque semblait confirmer l’interprétation courante des écritures saintes : la place centrale de l’homme dans l’univers, créé dans une intention bien spécifique. Le genre humain n’était pas quelque chose de périphérique mais bien la véritable raison d’être de toute l’organisation cosmique.


La "révolution copernicienne", dans les premières décennies du XVIIe siècle, fit perdre à la Terre son statut de centre du cosmos pour devenir un "grain de poussière" flottant dans un espace qui semblait s’étendre à l’infini. Les questions angoissantes abondaient : Quel rapport pouvait-il bien y avoir entre les innombrables étoiles de la Voie Lactée et notre existence ici-bas sur Terre ? Pourquoi fallait-il qu’il y ait une telle pléthore de mondes alternatifs, si la finalité de l’univers était de permettre la vie sur la Terre ? A toutes ces questions il n’y avait pas de réponse.


La vieille vision du monde anthropocentrique fut de plus en plus mise en question au fur et à mesure que la révolution scientifique s’accélérait : aucune des lois de la nature découvertes durant le XVIIe ne semblait avoir de pertinence pour l’existence de la vie sur Terre. Au XVIIe siècle le cosmos apparaissait alors comme une vaste machine céleste mue par des lois "mécaniques" qui ne concernaient apparemment pas le phénomène de la vie.


Durant les XVIIIe et XIXe siècles, si on voulait encore soutenir l’hypothèse du finalisme – et nombreux sont les scientifiques à s’y être essayés – il fallait se restreindre au caractère apparemment ordonné de la nature : les êtres vivants semblaient témoigner d’adaptations complexes. Ainsi de la grande tradition de la théologie naturelle, qui regroupe de nombreux ouvrages inférant l’existence d’un horloger à partir de l’observation de l’agencement complexe des êtres vivants. Cette position était toutefois marquée d’une immense faiblesse : il n’y avait aucune raison de penser que le cosmos, en tant que "Tout", était agencé pour la vie.


Effectivement, si les lois physiques étaient "aveugles" à la vie, pourquoi en aurait-il été autrement de celles qui gouvernaient la biologie ? Dans ce contexte philosophique général, les conclusions de la théorie de l’évolution - la complexité adaptative du vivant ne résulte pas d’un dessein - sembla au XIXe siècle enterrer les derniers espoirs du finalisme. L’homme était visiblement une chose accidentelle, apparue par hasard dans le flux incessant de la matière, un "ajout de dernière minute" dans un cosmos dépourvu de sens et d’intention. Le monde occidental est passé en l’espace de quatre siècles d'une vision du monde téléologique à une vision fondée sur la contingence. L’astronome et physicien Trinh Xuan Thuan évoque à ce propos le « fantôme de Copernic », revenu régulièrement nous hanter depuis le XVIe siècle.


Et pourtant, l’hypothèse finaliste, loin d’être une doctrine surannée et obscurantiste décrite par certains, est en réalité tout à fait compatible avec les découvertes de la science depuis deux siècles.



De la contingence au finalisme



L’ouvrage de Michael Denton se situe dans la lignée des grands essais de théologie naturelle comme ceux de Bridgewater (huit ouvrages rédigés en 1830 par quelques-uns des plus éminents scientifiques de l’époque), de Lawrence Henderson sur l’adéquation parfaite entre l’environnement et la vie, ou le fameux traité de William Paley dans lequel il affirme que si l’on tombe sur une montre, on est forcé d’admettre l’existence d’un horloger. Le but est de partir de l’observation du réel pour en arriver à des conclusions philosophiques (seulement à la fin). L’entreprise de Michael Denton peut aussi être considérée comme une tentative d’étendre le principe anthropique - apparu en cosmologie au XXe siècle - à l’ensemble des champs de la science.


L’objectif est donc donner une interprétation entièrement téléologique de la vie sur Terre, de soutenir la thèse que la vie, l’homme - et même l’évolution (c'est la part plus "hétérodoxe" de l'essai) - ont été engendrés par un processus orienté vers un but, selon des lois inscrites dans la nature des choses depuis l’origine. « L’évolution a-t-elle un sens ? » ou, si on veut être plus exact, « Le cosmos a-t-il un sens ? ». Car le livre montre bien que les innombrables adaptations que présentent les constituants de la vie ont été données par la physique bien avant que n’entre en action la "sélection naturelle".


La thèse finaliste s’appuie sur l’accumulation de preuves en sa faveur. Elle ne se fonde pas sur une seule preuve considérée isolément, qui suggère seulement une possibilité, mais sur l’addition de toutes les preuves. Des données indépendantes s’emboîtent parfaitement pour former une grande mosaïque téléologique.


La structure de l'essai rend parfaitement compte de cette "mosaïque" de preuves :



  • Le principe anthropique, les lois de la physique, les forces fondamentales de l’univers (chapitre 2).

  • Le liquide vital : l’eau (chapitre 3).

  • L’adéquation de la lumière (chapitre 4).

  • Biochimie : les éléments et l’adéquation du tableau périodique (chapitre 5).

  • L’adéquation du carbone, de l’oxygène, du gaz carbonique et du bicarbonate (chapitre 6).

  • Les propriétés exceptionnelles de l’ADN et du code génétique (chapitres 7 et 9).

  • Les nanomanipulateurs parfaits : les protéines (chapitre 8).

  • Physiologie cellulaire : les métaux et les constituants de la cellule (chapitres 10 et 11).

  • Biologie de l’évolution (chapitres 12, 15 et 16).

  • L’adéquation de la vie et des caractéristiques de l’homme (chapitres 13 et 17).


Michael Denton aborde donc un large éventail de sujets : biologie moléculaire, physiologie cellulaire, biologie de l’évolution, génétique, physique, géologie, etc. « L’établissement des preuves ne peut ici se contenter d’un traitement superficiel du sujet ». A l’instar d’une montre, où pour avancer l’hypothèse du dessein il est nécessaire d’en saisir la structure et le fonctionnement interne (c’est-à-dire ouvrir la montre et observer ses mécanismes), il en va de même de la nature du cosmos : les propriétés chimiques et physiques au niveau moléculaire, cellulaire et macroscopique sont tour à tour disséquées et analysées sous l’œil du scientifique. L’adaptation parfaite pour la vie de nombreuses conditions apparemment indépendantes - cette longue chaine de "coïncidences" parfaitement ajustées – évoque irrésistiblement un but, un dessein.


On entend souvent dire, de la part des détracteurs du finalisme, que l’univers semble avoir nécessairement obéi à un projet, car nous ne serions pas ici si celui-ci n’était pas adapté à notre existence. Serait-ce l'univers qui est adapté à nous ou le contraire ? Il y a une part de logique et de vérité dans cet argument, mais si l’auteur soutient la thèse finaliste ce n’est pas uniquement en démontrant que le cosmos est adapté à la vie jusqu’à un certain point, mais de façon optimale. L’existence de la vie résulte d’une série de constituants élémentaires tels que l’eau, les protéines, l’ADN, etc. qui ne sont pas seulement correctement adaptés à leur but (lapalissade) mais idéalement. En fait, ils semblent être les seuls candidats possibles aux rôles qui leurs sont dévolus.


« Si nous voulions construire un système biochimique auto réplicatif en partant des prévisions théoriques, nous en arriverions à reconstruire une cellule exactement sous la forme qu’une telle entité présente sur la Terre. […] Aussi est-il invraisemblable que l’autoréplication puisse se réaliser au sein de quelque autre système matériel dans notre cosmos. »


Michael Denton soutient l’idée que si la vie se développe dans le cosmos elle doit être de même nature partout : fondée sur le carbone, l’eau, la lumière visible, l’oxydation de l’oxygène, les protéines, l’ADN, la cellule, etc. Du fait de la coadaptation simultanée de tous ces éléments, il ne semble pas y avoir d’autres alternatives.


« Il semble plus que probable que si l’on essayait de mettre noir sur blanc les détails de la biologie d’êtres vivants extra-terrestres, bien des problèmes d’agencement se révéleraient insurmontables en dehors de solutions prédéterminées, similaires à ces coïncidences facilitatrices du vivant dont dépend notre forme de vie ».


Il n'est pas dans mon intention dans cette critique de lister les arguments avancés concernant l'adaptation idéale des composants élémentaires de la vie (pour cela, lisez le livre) mais seulement de rendre compte de leur diversité, à la fois infinie et harmonieuse :


« Le soubresaut vital d’une supernova, sorte de luciole clignotant dans la nuit galactique, qui disperse les ingrédients cruciaux de la vie dans l’immensité noire du vide ; les propriétés visqueuses anormales des liquides non newtoniens, qui permettent un accroissement important du flux sanguin lorsque les muscles sont très actifs ; la lente hydratation du dioxyde de carbone, qui prévient l’élévation soudaine et fatale du taux d’acidité au cours d’un exercice prolongé ; la dilatation anormale de l’eau en dessous de 4 degré et ses autres propriétés thermiques, grâces auxquelles les diverses étendues d’eau peuvent persister telles quelles à la surface de la planète ; l’atténuation de la réactivité de l’oxygène aux températures ambiantes, sans quoi les êtres vivants ne sauraient maîtriser l’énergie libérée par les oxydations ; les niveaux de résonance inhabituels de l’atome de carbone, qui rendent possible la synthèse d’éléments plus lourds dans les fourneaux nucléaires des étoiles ; les adaptations simultanées de l’ADN et des protéines ; la limite élastique à la traction que présentent les liaisons d’affinité ; la viscosité de l’eau ; la polyvalence unique en son genre de l’atome de carbone – tout cela, toutes les lois de la nature, depuis les galaxies jusqu’aux cellules vivantes, chantent la chanson de la vie. »



Réfutabilité



On a souvent reproché au finalisme de donner dans la "métaphysique" : cette hypothèse n’aurait rien à voir avec les sciences car elle ne serait pas réfutable. Bien que n'étant pas une théorie scientifique à part entière, il existerait pourtant selon l'auteur deux manières de réfuter rigoureusement l’hypothèse de la place téléologiquement centrale de l’homme.



  • La méthode empirique directe. Par exemple découvrir des êtres aussi intelligents que nous-mêmes, mais dotés d’une morphologie et d’une biologie profondément différente des nôtres (basée sur un atome différent que le carbone par exemple). L’hypothèse peut aussi être réfutée par des preuves bien moins spectaculaires. Trouver un liquide alternatif aussi adéquat (ou même plus) que l’eau pour la vie fondée sur le carbone. Ou encore découvrir un support de stockage de l’information plus performant que la double hélice d’ADN. De même, trouver un processus chimique supérieur à l’oxydation, des structures supérieures aux protéines, au système cellulaire, au bicarbonate, aux phosphates, etc.

  • La méthode scientifique théorique. Elle consiste à nier, par un examen théorique des lois de la nature, que celles-ci confèrent quelque chose de particulier ou d’unique en son genre à l’existence de la vie sur Terre.


L’objectif de ce livre est de démontrer que la méthode théorique, en regard des dernières découvertes de la science, a spectaculairement échoué. Il est grand temps d’exorciser « le fantôme de Copernic ».


« De temps immémoriaux, c’est surtout en invoquant la "cause finale", les concepts téléologiques de finalité, d’objectif ou de "dessein", sous l’une de leurs nombreuses formes […], que les hommes ont coutume d’expliquer le phénomène du monde vivant ; et il en sera ainsi tant qu’ils auront en même temps des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. Chez Galien comme chez Aristote, c’était le mode d’explication du médecin ; chez John Ray comme chez Aristote, c’était le mode d’explication du naturaliste ; chez Kant comme chez Aristote, c’était le mode d’explication du philosophe […] C’est un mode d’explication courant, et de grande valeur ; car il laisse entrevoir une vision du monde de vaste portée, et gît profondément, comme l’amour de la nature, dans le cœur des hommes. » (D’Arcy Wentworth Thompson).

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le 28 août 2021

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P. b.

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