Patrice Louinet, chef d'orchestre de cette réédition intégrale des œuvres de Robert Howard tant en France qu'aux Etats-Unis, nous le martèle dans l'introduction de ce second volume: L'Heure du Dragon sonne le sommet littéraire de Conan. Cet enthousiasme est-il légitime ?
Deux nouvelles et un roman, l'unique mettant en scène notre barbare cimmérien préféré. Tel est le programme de notre lecture.
Et elle commence plutôt bien avec Le Peuple du Cercle Noir, qui propose tout ce que nous sommes en droit de réclamer lorsque nous lisons du Conan: une histoire simple, directe, fougueuse, néanmoins emplie de coups de théâtre et de personnages bigger than life. Le ton de la nouvelle parvient à changer régulièrement tout en restant cohérente, et Howard transforme allègrement un enlèvement en sauvetage, dans un flou moral parfaitement dans le ton de la sword and sorcery, et jongle entre course-poursuite, infiltration dans un sombre repaire empli de pièges, bataille épique... On ne s'ennuie pas un moment, tant la maitrise narrative de l'auteur est évidente. De la belle ouvrage, même si elle ne surprend guère.
Vient ensuite directement le gros morceau: L'Heure du Dragon, anciennement publiée sous le titre de Conan le Conquérant. C'est cette version légèrement remaniée par Sprague de Camp que j'avais déjà lue voici plusieurs années et je dois avouer avoir ressenti à l'époque quelque chose comme une immense déception. Déception que je suis en mesure de comprendre aujourd'hui: je m'attendais à un roman ambitieux, un roman qui se détacherait des limitations des nouvelles pour explorer des voies narratives inédites. Bref, je voulais trouver dans ce roman ce qui manquait dans le reste de l’œuvre de Howard, c'est à dire une certaine profondeur psychologique, des personnages secondaires plus consistants, une histoire plus complexe, un opposant plus subtil que le sempiternel sorcier ou homme-singe... Voilà les attentes que je nourrissais. Erreur grossière qui m'empêcha de savourer ce roman à sa juste valeur.
D'autres critiques ont déjà soulevé les mêmes supposées faiblesses qui avaient heurté mes attentes de lecteur: L'Heure du Dragon serait un récit maladroit, fourre-tout, où Howard, incapable de manier autre chose que le format court, aurait artificiellement liées entre elles des nouvelles de Conan pour aboutir à un roman qui manquerait fatalement d'unité, de cohérence.
Si cela n'est pas absolument faux, il faut remettre les choses dans leur contexte. Il n'avait jamais été dans les intentions de Howard de livrer une aventure au long cours. C'était la demande d'un éditeur anglais, la condition sine qua non pour que l'auteur Texan puisse enfin goûter à la reconnaissance d'une publication en livre, lui qui n'avait jusqu'ici connu que les pages bon marché des magazines pulps. De par son essence, Conan est pourtant un personnage d'exploits brefs et intenses, il vit dans l'éclat de la minute et disparait ensuite dans la pénombre des siècles. Comment ne pas le trahir en le faisant intervenir dans un roman ?
Howard a trouvé la solution. Inventer le prétexte qui lui permettrait d'errer dans le monde hyborien, sans attache, sans lois ni repère. Dépossédé de sa couronne d'Aquilonie au début de l'aventure, Conan redevient bien vite le chercheur d'inconnu qu'il a toujours été. Les péripéties s'enchainent, impromptues, délaissant éhontément le pesant legs géopolitique que Howard laissera à ses successeurs. Ce qui l'intéresse, c'est l'homme saturé de vie qui affronte l'imprévisible, sans calculs, sans barrières. De ce point de vue, L'Heure du Dragon est une réussite. Sans doute pas un grand roman, mais un moment de divertissement intense, une ode à la liberté et à l'improvisation. Attendez d'arriver à la scène où Conan prend la tête d'une mutinerie sur une galère d'esclaves dans des geysers de sang, ou encore le récit de son arrivée en Stygie durant laquelle l'ambiance se drape des oripeaux de l'horreur... Vous comprendrez alors avec quelle facilité Howard peut faire voyager le lecteur qui s'abandonne à lui.
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Notre volume propose en troisième et dernière histoire Une sorcière viendra au monde, une nouvelle où le Cimmérien est étrangement peu présent sans que cela ne menace un instant l'équilibre du récit, preuve s'il en fallait de l'aisance insolente acquise par Howard avec son héros barbare. C'est ici que prend place la célèbre scène de la crucifixion, à ce point iconique qu'on en viendrait presque à oublier que l'histoire n'est, une fois encore, guère originale et fait quelque peu penser à des travaux antérieurs de Howard. Tous les ingrédients sont pourtant là, le plaisir de lecture est réel, la maitrise est évidente.
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L'ouvrage se conclut sur des appendices qui contiennent des brouillons de Howard, toujours intéressants pour mieux comprendre le processus créatif du bonhomme, et, surtout, la deuxième partie de l'essai de Patrice Louinet, l'immanquable Genèse Hyborienne qui analyse de façon très pertinente les histoires que nous venons de lire. Je ne peux terminer sans signaler la présence, dans ces appendices, d'une excellente histoire, malheureusement inachevée (et sans titre) dans laquelle Conan n'intervient presque pas au profit d'un héros nommé Amalric. Étonnante, cette exploration de cité maudite devait se terminer sur les intrigues ennuyeuses au possible d'un village noir. On comprend sans peine pourquoi l'auteur a buté sur cette longue et fastidieuse conclusion...
Finalement non, ce deuxième volume de l'intégrale de Conan ne représente sans doute pas le sommet du Cimmérien mais il est incontestablement le témoin d'une nouvelle aisance littéraire atteinte par Howard. Son art du divertissement et du dépaysement semble couler de source, trop peut-être puisqu'il ne prend plus vraiment de risques alors que la phase expérimentale de Conan est la plus fascinante et digne d'intérêt. Or, il se pourrait bien que celle-ci soit de retour dans le troisième et dernier volume de la collection...
Chapitre I: https://www.senscritique.com/livre/Le_Cimmerien_Conan_L_Integrale_tome_1/critique/5928413
Chapitre III: https://www.senscritique.com/livre/Les_Clous_rouges_Conan_L_Integrale_tome_3/critique/5928407