On ne peut rester assis à se regarder tranquillement détruire.

Je ne lis jamais les préfaces avant de commencer un livre (tout comme j'évite les quatrièmes de couverture), je préfère m'en faire ma propre idée. Mais, en ouvrant ce livre pour la première fois, je n'ai pu empêcher mon regard d'être aimanté par la première phrase de la préface de Jonathan Safran Foer : "Qu'est-ce qui différencie un bon roman d'un chef d'oeuvre ?".
(Question intéressante - préface intéressante d'ailleurs - à lire dans l'édition Rivages et je n'oserais paraphraser maladroitement ici ce qui est si habilement démontré en quelques pages à peine par J.S. Foer.)


J'ai donc débuté ce roman en sachant qu'un autre, et pas n'importe qui, considère probablement "L'homme de Kiev" comme un chef d'oeuvre. Rien de moins. Comment ne pas chercher le chef d'oeuvre à tout prix après ça ? Derrière chaque ligne ? Chaque mot ?
Alors oui, il est des livres qui excluent presque la liberté de jugement, il est vrai que lorsqu'on se lance dans la Recherche du temps perdu, on est prévenu, on le sait, on se conditionne, on se dit même parfois "c'est chiant mais c'est beau". On n'a pas vraiment le choix en somme. Mais hormis quelques mastodontes inattaquables, chaque livre est obligé de passer par la moulinette de l'esprit critique.


Ce ne fut donc pas vraiment le cas pour "L'homme de Kiev" et je ne sais toujours pas à quel degré mon opinion sur ce livre fut altérée par ces quelques mots malheureux "chef d'oeuvre". Mais si ce n'est un chef d'oeuvre (débat ouvert), c'est en tout cas un très grand roman. Le personnage de Yakov Bok est d'une densité, d'une complexité rare : de simple réparateur touche à tout, peu éduqué, libre-penseur qui n'ose pas vraiment penser, il se structure dans les épreuves (atroces) qui lui sont imposées, et se développe jusqu'à se transcender. Lorsqu'on referme le livre, Yakov Bok n'est plus Yakov Bok mais il est chaque opprimé, chaque victime de chaque époque qui a décidé de dire "Non."


En cela le thème du livre, qu'on peut rapprocher du livre de Job (tout comme dans "Le commis" autre excellent bouquin de Malamud) est d'une redoutable efficacité. Yakov Bok est plongé dans une spirale d'horreurs et s'accroche. Et on est avec lui. Et on veut que ça s'arrête. Et ça continue. Mais Yakov tient bon. Et nous sommes obligés de tenir avec lui. Cent fois Yakov renonce, cent fois il se relève.


Le livre est admirablement conclu,


Yakov ose enfin penser, et sa pensée est claire, sa pensée est limpide, elle est concise, aiguisée, sa pensée est celle d'un homme libre


.



On ne peut rester assis à se regarder tranquillement détruire.



À méditer (je vous renvoie à la préface de J.S.Foer).


Je referme le livre. C'est une claque, c'est un grand livre, c'est un chef d'oeuvre ?

turo
9
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le 17 janv. 2022

Critique lue 102 fois

turo

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