L'Homme qui parlait aux araignées par Nébal
Il y a quelques mois de cela, La Volte a eu la bonne idée de faire un joli doublé Barbéri, publiant en même temps le roman Narcose dans une édition augmentée, et le volumineux recueil L'Homme qui parlait aux araignées, composé de 21 nouvelles (dont deux inédites) choisies par l'inévitable Richard Comballot, débordant d'idées, d'araignées et de scotch-benzédrine. J'en salivais d'avance ; mais j'ai laissé passer un peu de temps après Narcose, d'abord pour éviter la saturation, ensuite parce que l'actualité était ma foi chargée.
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Et peut-être aussi parce que j'aime paaaaaaaaaaaaaas les araignées-heu ! Elles me font peur, les salopes. Depuis que, tout gamin, j'ai connu un traumatisme finalement guère éloigné de celui qu'a dû subir l'auteur enfant et qu'évoque Richard Comballot dans « Jacques Barbéri, de Narcose à Barjoland (postface en forme d'abécédaire) » (p. 381). Mais lui, du coup, depuis, il en fout partout (des araignées). Dans la plupart de ses nouvelles, ces vilaines bébêtes chitineuses avec leurs abominables huit pattes velues viennent faire au moins un petit coucou en passant, quand elles ne sont pas au centre de l'hist... de la nouvelle (ainsi dans celle qui donne son titre au recueil, pp. 321-332, superbe, mais particulièrement éprouvante pour l'arachnophobe moyen).
Mais elles ne sont qu'un des nombreux éléments récurrents de ces 21 textes tous plus gouleyants les uns que les autres, et qui, à mesure que l'on en tourne les pages avec délice, dessinent tout un univers riche de réminiscences et d'obsessions, de références et de reprises. D'un texte à l'autre, on recroise régulièrement les mêmes personnages, comme les piliers de comptoir dickiens « d'Observations » (pp. 31-46) ressurgissant en compagnie du Maître plus cramé que jamais dans « Les Amants du paradis artificiel » (pp. 121-141) ; les mêmes cadres, comme l'étrange ville d'Isanve et son étonnant steampunk spirite et foutraque (« Isanve », pp. 143-160 ; « Cadences », pp. 161-177)... mais aussi Narcose ; les mêmes thèmes, comme la musique (« Cadences » à nouveau ; « In the Court of the Lizard King », pp. 251-272 – la nouvelle avec laquelle j'ai découvert Barbéri, dans les pages de Bifrost – pardon, BeefRoast... –, et ça m'avait fait comme un choc...) ou la réalité (Dick oblige) ; les mêmes références aux mêmes auteurs et œuvres (Dick, donc, mais aussi Moorcock, Lewis Carroll – cyberpunkifié dans l'excellent « Alice en verres miroirs », pp. 225-249 –, Cordwainer Smith – « L'Âme des sondeurs », pp. 355-379 –, Jules Verne – « The Incredible Dream Machine (La Machine à remonter les rêves) », pp. 205-224 –, etc.) ; et des dizaines d'allusions du même tonneau, du scotch-benzédrine (partout, tout le temps) à la kinsokaïne (itou), de la Guerre des Araignées et des Mouches aux supionars en passant par les psychomachines et l'épopée du Marcusbi, autant de délicieux gimmicks en forme d'avertissements tardifs : vous qui êtres en train de lire du Barbéri, abandonnez tout espoir de conserver vos neurones intactes comme de résister à la passion.
Parce que, mazette, c'est bon. Et d'autant plus que cette toile (bien sûr...) dans laquelle l'auteur nous capture, en dépit des apparences (re-bien sûr...) et de la multiplicité des déclinaisons de l'univers barbérien, n'est jamais véritablement familière, mais a bien tout du plus séduisant des pièges : les appâts trompent le lecteur, qui croit saisir le truc, ose l'espace d'un instant un vain « on ne m'y prendra plus »... et se retrouve englué comme un con, surpris par la tournure des événements. Les nouvelles de Barbéri, perpétuellement entre deux eaux, baladent leur victime consentante avec une aisance quelque peu perverse du léger au profond, de l'organique à l'onirique, de l'expérimentation hermétique mais fascinante à la série B jouissive. De la science-fiction, oui, mais parfois non, ou du moins pas que. Aussi ne sait-on jamais ce qui se cache derrière la prochaine page.
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Enfin, si, probablement une araignée. Brrrr...
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Mais que c'est bon, mazette, que c'est bon... Et la plume de l'auteur y est pour beaucoup. Jacques Barbéri, en son temps pilier de Limite (la déstabilisante nouvelle « Prisons de papier », pp. 179-188, est tirée de Malgré le monde), attache de toute évidence beaucoup d'importance à la forme, et déploie dans l'ensemble de ces nouvelles une langue unique, qui n'appartient qu'à lui : tour à tour argotique et précieuse, mais toujours savoureuse, à la fois technique et poétique, saturée de néologismes et d'une musicalité saisissante. Le résultat est bien régulièrement critiquable – et les textes les plus expérimentaux m'ont parfois laissé totalement froid – mais, dans l'ensemble, c'est un vrai bonheur.
L'Homme qui parlait aux araignées est bien un superbe recueil de nouvelles, résonant d'une personnalité forte au talent indéniable. Dégustez-moi ça.
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