L'Homme qui plantait des arbres, c'est un peu Regain en miniature, mais avec toute sa force de suggestion et sa vigueur littéraire.
Le narrateur, dont on ne connaîtra jamais l'identité (Giono lui-même ?) commence le texte, en 1913, par une promenade en Provence, dans une région vallonnée complètement désertée. Abandonnée par les hommes, mais aussi par les toute forme de vie. Autour de lui, des "landes nues et monotones" où ne poussent que des "lavandes sauvages". Les villages sont en ruines, sûrement parce qu'il est impossible de cultiver cette terre aride et que le vent fort et incessant rend cette région invivable.
Et c'est sûrement parce que c'est loin de toute humanité que Elzéard Bouffier s'est réfugié ici. Lui, le taiseux, avait besoin de cette solitude pour être heureux.
Le narrateur va alors assister à un spectacle incroyable. De quoi penser que le bonhomme est un peu dérangé, que le soleil a frappé trop fort sur son crâne ou que le vent entêtant a trop hurlé à ses oreilles.
Elzéard plante des glands, de façon systématique. Une bonne centaine de glands par jour, des spécimens qu'il choisit avec cette attention rare qui revient au passionné et au connaisseur.
Et il ne compte pas s'arrêter là. C'est tout un projet qui lui court dans la tête. C'est toute la région qu'il compte ensemencer comme cela.

La fin de la nouvelle est simplement splendide. D’abord parce que le projet d'Elzéard est une réussite complète. Bien au-delà de ce que le narrateur attendait, d'ailleurs. La forêt plantée par le vieillard est si impressionnante qu'elle devient un territoire protégé. Par une douce ironie, les autorités (forcément incompétentes) restent convaincues que l'apparition de cette forêt est totalement naturelle. Et, d'un certain côté, elles ont raison, car Elzéard est un homme de la nature. Un ami du narrateur dira que le bonhomme est un grand connaisseur des arbres, mais cela va beaucoup plus loin. Elzéard fait entièrement partie de cette nature. Il n'est plus, à proprement parler, un être humain. Sa vie solitaire, son silence constant, sa fuite délibérée loin de toute société humaine et sa symbiose avec la nature en font pratiquement un être surnaturel, comme ces divinités de forêts qui peuplaient les mythologies antiques.
Car il y a un caractère païen dans ce texte de Giono (et pas que dans celui-là, d'ailleurs : c'est encore plus flagrant avec Regain et dans d'autres nouvelles). Avec Elzéard Bouffier (au prénom plus qu'improbable), c'est tout un culte de la vie qui se lance, une renaissance après la mort, le retour de la nature là où tout était parti. Comme un véritable résurrection. Et ce texte chante cette résurrection comme un culte du printemps dans les religions païennes ancestrales.

Il ne s'agit pas seulement de planter des arbres. Parce qu'avec les chênes et les hêtres, c'est la vie qui revient. D'abord l'eau, puis les hommes. En redonnant de la verdure, il rend vivables ces hauteurs battues par le vent. Et cette vie est d'autant plus belle qu'elle refleurit là où il n'y avait rien.
Une fois de plus, avec des mots simples, en parfait accord avec son personnage, Giono dresse un portrait sublime et fait un texte d'une grande émotion, dont la richesse se cache derrière une apparente facilité qui n'est qu'une illusion :
" Quand je réfléchis qu'un homme seul, réduit à ses simples ressources physiques et morales, a suffi pour faire surgir du désert ce pays de Canaan, je trouve que, malgré tout, la condition humaine est admirable. Mais, quand je fais le compte de tout ce qu'il a fallu de constance dans la grandeur d'âme et d'acharnement dans la générosité pour obtenir ce résultat, je suis pris d'un immense respect pour ce vieux paysan sans culture qui a su mener à bien cette œuvre digne de Dieu."
Très travaillée, cette nouvelle est un chef d’œuvre.

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le 13 sept. 2014

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SanFelice

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