Avec pour titre « L'ordre du jour », le récit de Eric VUILLARD, couronné Prix Goncourt 2017 est, dès la couverture, enluminé de raillerie par l'auteur. Humour cynique, réalisme sidérant que ce titre qui fait penser à une banale réunion, une de plus, où il faudra aux membres présents étudier les problèmes à traiter et y apporter les solutions les meilleures pour l'organisation dont ils sont les éminents représentants.
Mais, qui sont ces membres présents à cette réunion ? le lecteur découvrira avec curiosité qu'il s'agit de vingt-quatre pardessus noirs, marron ou cognac, vingt-quatre paires d'épaules rembourrées de laine, vingt-quatre costumes trois-pièces, et, rassurons-nous quant à la bienséance de l'organisation, vingt-quatre pantalons à pinces avec un large ourlet. Tous uniforme, membres d'une même bande, chacun se cachant déjà sous l'uniforme dépersonnalisant ! le lecteur suivra donc le récit des agissements de vingt-quatre anonymes qui, tous, ont le même profil derrière lequel se fouleront aux pieds les responsabilités qui devraient incomber aux individus décisionnaires ! Se fondre dans la masse tout en gardant le pouvoir de faire tourner le monde à leur profit, tel est le but que se sont donné ces vingt-quatre chefs d'entreprise… Et si, pour cela, il faut aller à la poche et arroser le parti montant, aucun remord, aucune retenue n'apparaîtront. Après tout, le lobbying est aussi vieux que les pots-de-vin, les commissions occultes et le financement des partis. Et le réalisme politico-économique admettra volontiers que servir le portefeuille ne peut s'envisager auprès d'une conscience altruiste où la moralité ne peut être que mauvaise conseillère.
Et l'entreprise qui s'en sortira le mieux sera une vingt-cinquième, celle du nouveau Chancelier allemand, Adolphe Hitler !
Avec le doigt qui appuie là où ça fait mal, manifestement très documenté, Eric VUILLARD nous conte, jour après jour, heure après heure, le basculement du peuple allemand dans le nazisme, le soutien des grandes fortunes de l'époque qui voient là une belle occasion d'assurer leurs entreprises dans un régime fort où le faible n'a qu'à servir, se taire et souffrir et dans une société qui déclasse systématiquement vers le zéro absolu le tzigane, l'homosexuel, le juif qui, traqués et enrôlés de force assureront une main d'oeuvre à un prix nul défiant toute concurrence.
Autant le récit est puissant, terrifiant, autant l'écriture de Eric VUILLARD est superbe, précise, riche en images fortes et en humour noir nous glaçant le sang ! Comment est-il possible que ces vingt-quatre pantalons aient si facilement mis genoux à terre ? Comment les protagonistes de la suite du récit, l'annexion de l'Autriche, l'Anscluss, par une Allemagne du faux-semblant, ont-ils accepté si facilement d'être la carpette d'un héros de théâtre qui a dressé ses tréteaux au coeur même d'un monde à avilir pour satisfaire un égo démesuré et une soif incommensurable de pouvoir ? Nous sommes en 1933-1938 … comment les autres nations ont-elles laissé monter cette dramaturgie ignoble sans réagir ?
En illustrant combien la machinerie de guerre des nazis, loin d'être aussi performante que ce que les communications du régime ont laissé croire, Eric VUILLARD souligne l'impact de l'obéissance obséquieuse et intéressée de tous les combinards qui ont cru pouvoir profiter de la situation de pouvoir du régime hitlérien. Au-delà, l'auteur nous laisse entendre que les mécanismes mis en oeuvre alors ne sont que des mécanismes, pas des personnalités. A ce titre, mécaniquement, le Monde est loin, aujourd'hui, d'être à l'abri de la réanimation de ces jeux pervers du pouvoir et du mépris pour le faible, le déclassé, l'épuré ethnique.
Aux commandes, il y a encore des ‘fous d'absolutisme' et des paires de pantalons qui sont prêtent à s'emplir les poches, même en pliant le genou à terre et en faisant la révérence à l'inhumanité.
Alors, les ‘fous' se nommaient Hitler, Goering… les pantalons supportaient des masques ayant pour patronymes Opel, Krupp, Varta, Siemens, BASF, Agfa, Bayer, Allianz, Telefunken …
Comment la majorité a-t-elle suivi ce fantoche d'Adolphe ? Comment la majorité des Autrichiens a-t-elle avalisé son annexion à l'Allemagne ? Bien sûr, certains ont refusé… Il y a eu plusieurs suicides, nous dit l'Histoire … Et Eric VUILLARD de corriger : « Aucun d'entre eux ne s'est suicidé. Leur mort ne peut s'identifier au récit mystérieux de leurs propres malheurs. On ne peut même pas dire qu'ils aient choisi de mourir dignement. Non. Ce n'est pas un désespoir intime qui les a ravagés. Leur douleur est une chose collective. Et leur suicide est le crime d'un autre. »
Leur suicide est le crime d'un autre… Et aujourd'hui ? Aux réunions dont personne dans le ‘bon petit peuple' ne connaît l'ordre du jour, comment se nomment les fous de ce début de vingt et unième siècle ? Et qui se cachent derrière les masques que soutiennent les pantalons ? Si le lecteur ne se pose pas la question, « l'ordre du jour » de Eric VUILLARD restera un bon petit livre, sans plus… Or, il vaut manifestement beaucoup plus que cela ! A lire, à méditer, à partager. Que nous ne soyons jamais complice du crime d'un autre !

François_CONSTANT
9

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le 30 nov. 2017

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