La Créature venue du Chaos fait partie de ces vaches sacrées auxquelles il est difficile de toucher. Tout semble se liguer pour lui conférer un statut de mythe indéboulonnable. C'est le chant du cygne de Steve Jackson, l'un des deux fondateurs des Défis Fantastiques. Avec ses 460 paragraphes, c'est de loin le plus long de la série : impossible de le rater dans une bibliothèque, c'est celui dont la tranche est deux fois plus large que les autres. Son introduction fait plus de 20 pages et pose des enjeux qui ne sont résolus qu'à un stade avancé de l'aventure, voire pas du tout. Et bien sûr, il y a son héros. Parce que cette créature venue du Chaos, ce n'est pas le grand méchant à abattre : c'est VOUS.


Non, pas d'aventurier droit dans ses bottes ici, d'ailleurs, vous n'avez même pas de bottes : impossible de trouver une pointure 72 pour y faire rentrer vos panards couverts d'écailles vertes. Oh, être un abominable monstre, ça a ses avantages : vos griffes acérées et votre peau épaisse remplacent avantageusement les meilleures épées et cottes de mailles. Bien entendu, c'est plus problématique lorsqu'il s'agit de prendre des décisions raisonnées ou de se retenir de manger de pauvres petits hobbits, mais on n'a rien sans rien, pas vrai ?


Bien que ce livre se déroule dans l'univers de fantasy de Titan, comme ceux de Ian Livingstone, Steve Jackson reste fidèle à son habitude de briser les codes en refusant de se laisser enfermer dans la formule du porte-monstre-trésor à base de va-tuer-le-grand-méchant. Au début de l'aventure, la Créature n'a aucun objectif, si ce n'est de satisfaire ses instincts les plus primaires. Elle n'est même pas capable d'exercer des choix conscients, ce que le livre reflète en forçant le lecteur à s'en remettre à des jets de dés pour déterminer le paragraphe où il va se rendre. Ce n'est que progressivement qu'elle acquiert la conscience de ses actes, puis la faculté de langage (Jackson a conçu un code secret assez brillant pour refléter l'incompréhension de la Créature : il est simple à décoder quand on connaît le truc, mais illisible si l'on se contente de poser les yeux dessus par hasard) et enfin qu'elle retrouve la mémoire et comprend comment tout ce micmac est lié aux 20 pages d'exposition au début du bouquin. La structure de l'aventure est la plus intriquée jamais produite par Jackson, avec codes numériques, boucles de paragraphes et fausses pistes à gogo : si vous jouez à la loyale, n'espérez pas voir le paragraphe final avant votre vingtième ou trentième essai.


Bon, je n'en ai pas fait mystère dans mes précédentes critiques, les livres de Steve Jackson ne sont pas vraiment ma tasse de thé. Non qu'ils soient objectivement mauvais (à part la Galaxie tragique, bien entendu), c'est simplement qu'ils ne constituent pas une expérience de lecture agréable pour moi. Ce sont avant tout des casse-têtes, et ce n'est pas ce que je cherche en premier lieu dans un livre-jeu. Mais celui-ci fait exception, parce qu'il propose une histoire qui a le mérite de dépasser le stade du simple prétexte, contrairement au Manoir de l'Enfer ou à Rendez-vous avec la M.O.R.T. Je n'irais pas jusqu'à dire que c'est un plaisir de s'enferrer dans les innombrables chausse-trappes qui jonchent le bouquin, mais parvenir à un stade ultérieur de l'aventure s'avère nettement plus gratifiant que dans les livres que je viens de citer. Je ne trouve même pas de reproche à faire aux souterrains qui constituent le décor de la première (et la plus longue) partie du livre, parce qu'ils fonctionnent étonnamment bien comme cadre : contrairement aux couloirs sans imagination d'autres auteurs, on y ressent un vrai sentiment de claustrophobie, et lorsqu'on finit par en sortir, au bout de sa douzième ou quinzième tentative, c'est une véritable bouffée d'air frais. C'est toujours chouette quand le « livre » et le « jeu » sont autant en résonance dans un livre-jeu.


Et c'est pour ça que je lui mets 7. C'est un livre intelligent, comme tous ceux de Jackson, mais il ne se contente pas de l'être, contrairement à d'autres, et ça fait plaisir.

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le 1 avr. 2016

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Tídwald

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