Publication originale : https://journals.openedition.org/lectures/31663


Dans ce livre, finaliste du Prix des libraires du Québec, le politologue Francis Dupuis-Déri déconstruit le discours d’une identité masculine, qui serait menacée par les revendications des féministes pour atteindre l’égalité entre les genres. Il mobilise les résultats empiriques de plusieurs travaux en études féministes et de ses propres recherches sur l’antiféminisme, afin de montrer que les hommes « ne sont pas en crise, [mais qu’] ils font des crises » (p. 312). En analysant le présupposé naturaliste de l’identité masculine que cette crise sous-tend, Francis Dupuis-Déri explique qu’elle constitue avant tout une identité politique. Pour l’auteur, cette position politique est misogyne et sert à légitimer les rapports de pouvoir en faveur des hommes en construisant le féminin comme une menace pour la masculinité.



En analysant le présupposé naturaliste de l’identité masculine que cette crise sous-tend, Francis Dupuis-Déri explique qu’elle constitue avant tout une identité politique



Cet ouvrage s’inscrit dans la littérature sur l’étude féministe des masculinités et plus largement dans le sous-champ sur les discours et pratiques antiféministes. Il est en continuité avec ses recherches antérieures sur les rôles des hommes proféministes dans les luttes actuelles1. Francis Dupuis-Déri montre le paradoxe entre le discours de crise de la masculinité, qui soutient que les hommes seraient dépossédés de leur identité, et la réalité empirique. En effet, plusieurs éléments corroborent encore une domination masculine dans les sphères les plus influentes de la société. L’ouvrage est construit comme un essai développant une argumentation dont les sources académiques sont riches et les analyses rigoureuses.



ce n’est pas parce que j’ai peur d’être attaqué par des zombies en sortant de chez moi que les zombies existent pour autant



Dans le premier chapitre, Francis Dupuis-Déri répond à des auteurs académiques influents qui défendent l’idée de crise de la masculinité tels que Tom Harman, Guy Garcia ou Roger Horrocks. Pour ces derniers, il existe bel et bien une crise de la masculinité, qui serait objective, matériellement identifiable et spatialement située. En utilisant le concept de « discours de crise » de Judith A. Allen2, Francis Dupuis-Déri rejette ainsi les présupposés objectifs liés à une crise de la masculinité en montrant qu’il s’agit d’un sentiment subjectif sans délimitation spatiale et temporelle claire. Il répond également aux auteurs qui utilisent la crise de la masculinité comme un ressenti autoréférencé : « l’autoperception des hommes et la perception des hommes : le sens de qui et de ce qu’ils sont »3. Cette idée est rapidement balayée par l’auteur qui rétorque avec ironie que « ce n’est pas parce que j’ai peur d’être attaqué par des zombies en sortant de chez moi que les zombies existent pour autant » (p. 38). Ce qui intéresse Francis Dupuis-Déri ce sont les conséquences de cette croyance sur les rapports de pouvoir entre les genres dans nos sociétés.


Le deuxième chapitre propose d’esquisser une histoire partielle des discours de crise de la masculinité dans l’histoire occidentale. Depuis des périodes anciennes tel le Moyen Âge, les discours de crise de la masculinité sont observables dans des sociétés où les hommes dominent, mais où certaines femmes se sont organisées collectivement pour remettre en cause leurs rôles de subalternes. Ce type de discours est souvent articulé autour des principes de l’antiféminisme et de la suprématie mâle, qui sont appuyés par les sphères politiques et religieuses puissantes du moment (p. 62). De manière générale, Francis Dupuis-Déri développe l’idée que le terme « crise » est utilisé de manière non-critique, y compris par des auteurs sympathisant à l’égard du féminisme. Il est confondu avec d’autres phénomènes qui ne sont pas des crises. L’auteur cite notamment trois exemples européens : l’expression d’un malaise, par exemple, face aux changements de la mode féminine perçue comme devenant trop masculine (comme à la fin du XVIe siècle), l’expression d’une anxiété face à l’entrée en usine des hommes et aux progrès technologiques à la fin du XIXe siècle, qui priveraient les hommes de leur force physique, et l’expression d’un traumatisme comme celui de la guerre (lors des deux guerres Mondiales).



Le masculinisme s'est construit à partir de groupes à la base pro-féministes



Dans le troisième chapitre, Francis Depuis-Déri recense plusieurs travaux académiques retraçant l’apparition des groupes d’hommes dans les années 1960 et 1970. Au départ, ce sont des hommes proféministes et antisexistes qui mettent sur pied les premières organisations du mouvement des hommes. Progressivement, ces groupes deviennent antiféministes dans les années 1980 pour des raisons assez peu développées dans le texte tels que le changement de contexte économique ou bien l’effet de réunion en non-mixité. Dans les années 1990, cinq types de groupes masculinistes se développent. Francis Dupuis-Déri va se concentrer sur un seul de ces groupes : celui des nouveaux guerriers qui propose aux hommes de redécouvrir leur essence naturelle.


Le quatrième chapitre porte sur les discours, stratégies et tactiques des groupes de défense des droits et intérêts des pères séparés. Ce type de groupe d’hommes est présenté comme le plus influent et le plus militant de tous. L’émergence de ces mouvements remonte aux années 1950, mais ceux-ci ne se développent véritablement qu’à partir des années 1960-1980 jusqu’à aujourd’hui. Francis Dupui-Déri trace un portrait détaillé de leurs revendications en s’appuyant sur 340 entretiens avec les membres de 55 groupes d’hommes. Ces groupes considèrent que le rôle du père doit être celui d’une figure masculine forte. Pour eux, cette identité se perd et ne permet plus au père de jouer son rôle « naturel » de protecteur et de pourvoyeur aux besoins familiaux notamment en raison des discours féministes, qui briseraient les dynamiques familiales tout en les privant de leurs enfants.



L'évocation de problèmes économiques spécifiques aux hommes est
parfois qu'une stratégie de préservation des privilèges masculins



Dans le chapitre cinq, Francis Dupuis-Déri critique les théories qui lient les crises de la masculinité et les crises économiques. Il s’appuie sur de nombreux auteurs spécialistes de la question comme Michael Kimmel, dont il reprend en partie la thèse : les hommes blancs considèrent leurs problèmes économiques comme des crimes de « lèse-majesté » de la même manière que les aristocrates qui ont perdu leurs privilèges précédemment dans l’histoire (p. 201). L’auteur passe en revue plusieurs études qui utilisent le terme de crise de la masculinité. Il montre comment ce terme est souvent employé de manière fallacieuse en invitant à avoir pitié des hommes, alors que ceux-ci continuent à jouir de leurs privilèges masculins (accès aux corps des femmes, exemption de tâches domestiques, pouvoir économique plus élevé même en situation de pauvreté) même lorsqu’ils sont en difficulté économique. Le politologue formule une critique convaincante de certains penseurs progressistes comme Alain Badiou, qui voit dans les questionnements féministes un problème second par rapport à la lutte des classes. À la place, Francis Dupuis-Déri prône une posture prenant acte de facteurs de classes et de races dans la compréhension des difficultés économiques de certains hommes.



Les hommes se suicident le plus ... sont ceux qui ne s'inscrivent pas dans la masculinité hégémonique



Le dernier chapitre porte le propos le plus fort de l’ouvrage et constitue un redoutable outil contre les critiques antiféministes actuelles. Francis Dupuis-Deri utilise une étude importante de Pierrette Bouchard et ses collègues datant de 2003, qui couvre l’Australie, le Canada, les États-Unis et la France de 1990 à 2000, afin de déconstruire cinq revendications centrales dans les discours de la crise de la masculinité : le droit à la séduction des hommes, la réussite scolaire des garçons, le suicide des hommes, la garde des enfants, et la violence des femmes contre les hommes. Dans la plupart des cas, Francis Dupuis-Déri montre que l’identité masculine conventionnelle semble plutôt être la source du problème et non la solution. Son propos est appuyé par de nombreuses données statistiques. Par exemple, les hommes qui se suicident le plus ne sont pas ceux qui s'inscrivent dans la masculinité hétérosexuelle traditionnelle, mais les hommes homosexuels, bisexuels et transgenres. Des identités sexuelles et de genre qui ne sont souvent pas conformes à l’identité masculine conventionnelle prônée par les masculinistes.


Avec cet ouvrage, Francis Dupuis-Déri propose une argumentation convaincante contre les discours antiféministes qui structurent la théorie de la crise de la masculinité. Le propos a le mérite d’être exposé de manière claire et accessible. Deux remarques mineures qui ne remettent pas en cause la thèse centrale de l’argumentaire pourront toutefois être faites. D’une part, Francis Dupuis-Déri critique Tom Harman en rappelant que le plus important dans la relation de domination entre les hommes et les femmes sont les critères objectifs et matériels de cette domination (salaire supérieur des hommes, répartition des tâches ménagères). En liant objectivité et incarnation matérielle de la domination, Francis Dupuis-Déri minorise les aspects subjectifs qui peuvent être mobilisés pour comprendre la soumission des femmes (par exemple la charge affective), autant que pour comprendre ce que cette soumission fait aux hommes. D’autre part, malgré l’absence d’une crise de la masculinité telle qu’exposée par les groupes d’hommes, il y a des éléments subjectifs ayant des dimensions objectives permettant de comprendre ce que la soumission des femmes fait aux hommes. Par exemple, les récits de violences sexuelles contre des hommes sont souvent décrédibilisés et stigmatisés, résultant de l’effet pervers d’une injonction à ce que les hommes doivent être sexuellement actifs. Cette injonction est imbriquée dans les préceptes virilistes de la masculinité conventionnelle bien décrite par Francis Dupuis-Déri. Cependant, l’auteur ne prend pas assez en compte les enjeux symboliques du pouvoir qui y sont rattachés. On pourra notamment se référer aux travaux de Myra Marx Ferree sur le concept de soft repression4 ou de Manon Garcia5 sur ce que la soumission des femmes fait aux hommes.


1 Voir par exemple : Dupuis-Déri, Francis, « Le “masculinisme” : une histoire politique du mot (en an (...)
2 Allen, Judith, A., « Men interminably in crisis? Historians on masculinity, sexual boundaries, and (...)
3 Harman,Tom, « The Crisis of Masculinity as Deleuzian Event », Culture, Society & Masculinities, vol (...)
4 Marx Ferree, Myra, « un Soft repression: Ridicule, stigma, and silencing in gender-based movements (...)
5 Garcia, Manon, On ne naît pas soumise, on le devient, Paris, Ed. Flammarion, coll. « Climats », 201 (...)

Salvor_Hardin
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le 5 déc. 2020

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Salvor_Hardin

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