Contrairement à Tout le pouvoir aux soviets que je venais de terminer, écrit par un auteur, Patrick Besson, dont j'avais déjà entendu parler même si je ne l'avais jamais lu, l'auteur (auteure ? actrice ?) de La désertion m'était totalement inconnue. J'ai découvert ce roman dans le catalogue de la plateforme NetGalley.fr par l'intermédiaire de laquelle l'éditeur a accepté de m'envoyer gracieusement un exemplaire numérique de ce livre en "service de presse".


Le résumé de l'éditeur m'avait suffisamment intrigué pour me donner envie de découvrir ce roman :



« Le premier jour d’absence il était descendu à l’heure du déjeuner
pour l’attendre dans le parc, caché derrière l’arbre d’où il observait
la sortie de ses subordonnés. Il avait ensuite vérifié les registres
de la badgeuse. Aucune trace d’elle. »



Un jour, Eva Silber disparaît volontairement. Pourquoi a-telle
abandonné son métier, ses amis, son compagnon, sans aucune explication
? Tandis que, tour à tour, ses proches se souviennent, le fait divers
glisse vers un récit inquiétant, un roman-enquête imprévisible à la
recherche de la disparue.



La disparition soudaine d'Eva est le point de départ et le coeur du récit. Celui-ci est composé de quatre parties successives, dans lesquelles nous découvrons un narrateur différent :



  • Franck, le directeur pervers, voyeur et harceleur d'Eva

  • Marie-Claude, la collègue bienveillante et conventionnelle d'Eva

  • Paul, l'étrange ami-amant avec qui Eva avait une relation avant sa disparition

  • Eva, elle-même, pour conclure



Ces gens défilaient dans son bureau armés d'une sorte de servilité
qu'il n'avait connue qu'à l'école. Elle obéissait à la règle
informulée stipulant qu'on devait, toujours, et avec férocité, taper
sur le plus faible pour ne pas paraître faible soi-même.



J'ai bien aimé cette construction chorale où chaque personnage nous fait partager sa vision d'Eva, de sa vie, et ses relations aux autres, et de sa disparition. A l'image d'un puzzle que l'on reconstitue pièce par pièce, chacun des points de vue apporte une lumière nouvelle sur Eva, un personnage difficile à cerner, que ce soit avant ou après sa "désertion", pour reprendre le terme choisi pour le titre du livre. Il faut attendre le récit d'Eva elle-même pour mieux comprendre ce qu'il lui est arrivé et la cause de sa disparition du jour au lendemain.



Ne lui restait que sa mémoire et, pire, ses sentiments, soit la part
de lui-même la plus éloignée de lui, celle qu'il mettait au pas depuis
toujours pour exécuter son plan - réussite sociale, normalité,
accomplissement, utilisé. Fin de la honte de soi.



A travers le destin singulier d'Eva, le roman dresse un panorama triste mais sans doute réaliste de notre société. Emmanuelle Lambert nous décrit un monde du travail déshumanisé, où le processus est roi, où tout est affaire de statistiques, d'indicateurs, où le rôle des managers se résume à une autorité basée sur la surveillance permanente, la recherche de fautes et de coupables. Dans son roman, les relations sociales - faute de pouvoir être qualifiées de relations humaines - sont figées dans des conventions hypocrites où le savoir-vivre et les apparences prennent le pas sur l'honnêteté ; les amitiés sont superficielles, éphémères, fragiles, elles ne tiennent pas le coup face au poids des blessures qu'on refuse de voir.



Je n'ai jamais compris pourquoi les gens me renvoyaient tous que
j'étais étrange, mais j'ai fini par m'y faire. Il ne faut pas du tout
exclure que j'aie cru, un temps, être malade parce que les gens le
croyaient pour moi, cela avait du sens après tout ils n'avaient jamais
repéré que les choses que je leur livrais. Lorsque tout le monde vous
voit comme malade, vous avez besoin d'un peu de temps pour changer la
focale.



Au fil du roman, j'ai appris à apprécier la personnalité d'Eva, qu'on découvre progressivement au fil des pages. Elle apparait comme une personne déroutante, décalée, dérangée peut-être, mais c'est peut-être le personnage le plus humain du roman. Ses failles sont compréhensibles et on excuse aisément ses difficultés à y faire face, dans une société cruelle où l'humain doit rester anecdotique. On assiste, impuissant, à sa chute, qu'on voudrait éviter, qu'on voudrait lui épargner, car on s'attache à elle.



A quel moment ? Quand a-t-elle commencé à chuter dans le désintérêt,
dans le dégoût des autres, de la vie, des choses qu'on fait, qu'on
aime ? Elle ne pouvait répondre. Pour cela, il lui aurait fallu
immobiliser ce moment le plus ténu, ce, ces moments où, d'un coup,
tout dissone, rien ne va, rien ne coule, où l'esprit se désintéresse
de lui-même, de sa vie, de son corps. Pour cela, il lui aurait fallu
être capable d'arrêter le temps pour le contempler.



La désertion est un roman court (160 pages), troublant mais prenant, que j'ai lu avec plaisir et intérêt. Le style est simple mais plaisant. Il y a quelques passages très finement écrits et pleins de sens ; je me suis permis d'en citer quelques uns ici. Au-delà de l'enquête sur la disparition d'Eva, qui sert de fil rouge au récit, c'est aussi un livre qui fait réfléchir, et c'est toujours bon signe en littérature.



"Pour un être sensible, la pitié, souvent, est souffrance"



Herman Melville, dans "Bartleby le scribe", cité en exergue du roman


ZeroJanvier
8
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le 15 mai 2018

Critique lue 69 fois

Zéro Janvier

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