Ce café parisien auquel fait référence Patrick Modiano, dans son roman Dans le café de la jeunesse perdue, paru en 2007, s’appelle en réalité « Chez Moineau ». C’est un café situé sur la Rive Gauche, plus exactement, au 22, rue du four, à Paris, Un lieu dans lequel, à l’aube des années 50, une bande de jeunes d’à peine 20 ans se retrouvaient pour tuer le temps, et autour de laquelle gravitait un certain Guy Debord. Des jeunes gens privés de leur enfance à cause la guerre, aux histoires familiales compliquées, sans vraiment d’idéal, et qui n’avaient qu’un seul désir : vivre au jour le jour, sans se poser de questions… buvant, baisant et se droguant… bref, brûlant la chandelle par les deux bouts.
Philippe Jaenada n’aurait peut-être jamais entendu parler de cette bande de « punks » avant l’heure, ne s’y serait peut-être jamais intéressé, s’il n’avait pas été intrigué par le destin que commun de l’un de ses membres, Jacqueline Harispe, dite « Kaki », morte à 20 ans, un jour de novembre 1953, après avoir sauté par la fenêtre d’une chambre d’hôtel.
Cette fille, il l’avait croisée quand il il a écrit son précédent roman, Au printemps des monstres. Curieux et même obsédé par cette période de l’après-guerre, Jaenada décide, à parti de ce fait divers, d’aller se replonger dans les archives, d’observer minutieusement les photos de Love on the left bank – un livre signé Ed Van der Lesken (1956), consacré aux jeunes qui fréquentent les cafés de Saint-Germain-des-Prés –, d’interroger ses contacts, pour en savoir un peu plus sur cette femme et sa bande de copains.
Pendant qu’il nous raconte le funeste destin de Kaki et de la bande des « Moineau », Philippe Jaenada effectue un tour de France en solitaire et en voiture, allant de ville en ville, par les côtes, les montagnes, traversant des communes pas très accueillantes, visitant des cités balnéaires quand la saison touristique est terminée. Il dort dans de petits hôtels et mange dans des restaurants peu fréquentés. Mais il écoute tout, enregistre tout.
Bien plus que ces digressions dont il le secret, – ceux qui ont lu ses précédents ouvrages savent de quoi il en retourne –, ce récit du tour de France d’un écrivain est encore une fois l’occasion pour Jaenada de nous parler de lui, de sa vie, de sa santé, de ses souvenirs de vacances, avec Anne-Catherine, sa femme, à Veules-les-Rose. Des rencontres parfois insolites qu’il fait, du whisky (bon ou mauvais) qu’il boit, et de l’aspect tristounet de ces villes qu’il traverse. Tout ça apporte une touche d’humour, de second degré et de légèreté qui tranche avec le récit bien sombre de la vie de Kaki.
Ici, contrairement aux précédents livres, il n’est pas vraiment question d’enquête criminelle, de réexaminer des faits antérieurs qui ont amenés à telle ou telle condamnation comme c’était le cas avec La Serpe, Au printemps des mondes ou Sans preuve et sans aveu. Non, ici, Jaenada se contente (si l’on peut dire) de nous raconter qui étaient ces éternels enfants qui refusaient d’entrer dans le monde des adultes, d’où venaient ces « moineaux » comme ils les appellent, et surtout pourquoi Kaki a fini par passer par la fenêtre du 3e étage d’un hôtel parisien en 1953.
Riche de nombreux détails historiques, fourmillant de personnages – à tel point que l’on s’y perd parfois un peu entre les uns et les autres, entre les histoires de chacun –, La Désinvolture est une bien belle chose est peut-être moins captivant que ne l’étaient ses précédents livres, mais reste malgré tout très intéressant dans ce qu’il nous raconte, du portrait qu’il fait de ce Paris de l’après-guerre. On y retrouve bien sûr le style, le ton inimitable de cet auteur que l’on apprécie autant pour ce qu’il est que pour ce qu’il nous raconte sur lui et sur son rapport au temps qui passe. Car lire un livre de Philippe Jaenada, c’est se plonger dans l’univers d’un homme qui pose toujours un regard tendre, décalé, complice et parfois quelque peu fataliste sur ses contemporains. et rien que pour ça, ce livre mérite le détour.
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