Lorsque Hilberg décrit la destruction des Juifs d'Europe, c'est plus en juriste qu'en historien. D'abord parce que lorsqu'il commence ses recherches, les événements sont encore frais et une bonne partie de ses acteurs sont encore en vie. Ensuite parce qu'il se base sur les textes de lois et de décrets émis par le gouvernement du IIIème Reich (et d'autres gouvernements qui lui sont alliés ou soumis) sur la « question juive ». Il va décrire comment on en est arrivé à cette loi, les conférences entre responsables des différents services, la loi elle-même, ses conséquences pour les Juifs (ou les autres populations visées, parce que ce qui a entraîné les Juifs vers la mort n'a pas frappé qu'eux seuls) et même les difficultés rencontrées pour les mettre en application. C'est un récit juridique aussi passionnant que terrifiant et exemplaire par sa rigueur.
Un récit qui nous prend dès le premier chapitre. Un premier chapitre court mais remarquable qui donne une profondeur historique à l'ensemble. Hilberg nous y donne un bref aperçu historique des mesures anti-juives prises en Europe depuis la conversion de l'Empire Romain au christianisme, un christianisme intransigeant et jaloux qui ne supporte pas ces Juifs « archicriminels » ayant tué leur Messie. Il montre surtout comment toutes les lois antijuives du IIIème Reich ne sont que des imitations de ce qui avait déjà été fait avant. En cherchant à établir une Europe « judenfrei », les Nazis n'ont finalement pas inventé grand chose. Ils se sont justes contentés d'aller jusqu'au bout d'une logique qui existait déjà depuis longtemps. Hilberg compare, dans un tableau effroyable, les lois prises par le Reich et celles qui avaient déjà été prises en Europe dans les siècles ou millénaires précédents, et on y retrouve tout, à la virgule prêt parfois.
Même l'image traditionnelle des Juifs n'est pas une invention nazie. Hilberg nous donne à lire des extraits absolument odieux de textes antisémites de Martin Luther qui débordent déjà de tous les clichés auxquels nous sommes habitués de nos jours : ils sont criminels, ce sont des traîtres, on ne peut pas leur faire confiance, ils véhiculent des maladies, les épidémies c'est à cause d'eux, les guerres c'est à cause d'eux, la criminalité c'est à cause d'eux, etc. (d'ailleurs, au passage, il est intéressant de noter que les propos des racistes, finalement, n'évoluent absolument pas ; c'est juste la cible qui change).
Les chapitres suivants sont le déroulement d'une logique de plus en plus brutales. Hilberg part de la thèse selon laquelle les autorités du Reich naviguaient à vue sans trop savoir quelle serait la prochaine étape. Leur objectif était bien de « libérer » le Reich d'abord, puis l'Europe ensuite, de ses Juifs, mais ils pensaient y arriver en les « incitant » fortement à émigrer. Pour cela, il suffisait, selon eux, de leur rendre la vie impossible. Mais c'était, pour faire simple, sans compter sur trois problèmes majeurs :
_ d'abord, la capacité de résistance des Juifs. Hilberg dresse le portrait d'une communauté juive habituée à voir déferler sur elle des mesures contraignantes et qui a appris, au fil des siècles, à faire le dos rond en attendant que ça passe.
_ deuxièmement, les problèmes financiers. En gros, pour émigrer, il faut du fric, ne serait-ce que parce que les pays susceptibles de les accueillir ne voudraient pas de réfugiés fauchés. Et là, la réalité va doublement à l'encontre des idées reçues. D'abord parce que les Juifs ne sont pas tous Rotschild, loin s'en faut. Ensuite, parce que cette grande organisation mondiale et cosmopolite de tous les Juifs dont le but et de prendre tout l'argent et de contrôler les gouvernements est et reste toujours un mythe, une hallucination. Les Juifs du Reich n'ont pas reçu d'aide de leurs coreligionnaires étrangers.
_ troisième, et c'est peut-être l'aspect le plus décisif dans l'évolution du processus de destruction : le nombre de Juifs présents en Allemagne était encore relativement restreint, et une émigration volontaire ou forcée était envisageable. Mais lorsque le Reich a envahi l'Autriche et les Sudètes, ce chiffre a considérablement augmenté, puis il a littéralement explosé au début de la Guerre. Avec le nombre impressionnant de Juifs présents en Pologne, la solution de l'émigration devenait impossible. Hilberg montre que Hitler et ses hommes y sont restés attachés jusqu'en 1940, où ils envisageaient l'idée folle de faire partir tous les Juifs de force à Madagascar.
Et des idées folles comme cela, il y en eut énormément, bien sûr. Je me suis toujours demandé comment des personnes qui, pour certaines, étaient instruites, fruits d'une éducation et d'une culture germaniques qui sont loin d'être négligeables et ni plus ni moins barbares que n'importe quelle autre, ont pu non seulement admettre, mais faire cela de leur plein gré, en toute connaissance de cause pour certains. Comment peut-on être fonctionnaire, aller au travail chaque matin pour organiser la mort de plusieurs millions de personnes, puis revenir chez soi le soir avec le sentiment du devoir accompli ? Hilberg rappelle bien, par exemple, que Himmler lui-même n'a pas développé d'antisémitisme avant un âge assez avancé, et que toute son éducation bien bourgeoise semblait l'éloigner de ces extrémismes.
Et l'auteur n'hésite pas à nous montrer ces contradictions humaines. Il cite des rapports officiels de dirigeants des Einsatzgruppen sur le territoire russe qui signalent des cas de dépression chez les commandos chargés d'abattre les Juifs. Il raconte aussi (avec un petit sourire ironique ?) comment Himmler lui-même (encore lui !) a été choqué par une séance d'exécutions de masse à laquelle il se devait d'assister pour remonter le moral de ses troupes.
Les paragraphes destinés aux moyens employés par l'administration nazie pour éviter un effondrement moral des hommes sur le terrain sont absolument passionnants. Hilberg y décrit le choix précis du vocabulaire, volonté que l'on retrouvera tout au long des dernières années du Reich, lorsque l'on ne cherche plus à faire émigrer les Juifs mais à les « liquider ». Ainsi, pas de déportations, mais des « réinstallations ». Pas d'exécutions, mais « un traitement spécial ». Un choix de vocabulaire destiné, en partie, à ceux qui sont à l'extérieur de l'administration, mais employée aussi largement en interne.
Dans la même idée, il y a les justifications. Hilberg s'amuse à pointer du doigt ces volontés de justifier les massacres dans des notes internes, comme si Heydrich, un des principaux organisateurs de l'Holocauste, avait besoin qu'on lui dise pourquoi on tuait des Juifs. Non, les justifications avaient uniquement pour but de soulager (ou tenter de soulager) la conscience des hommes qui, sur le terrain, faisaient face chaque jour à des centaines d'humains qu'il fallait tuer un par un, en s'arrangeant pour qu'ils tombent d'eux-mêmes dans la fosse qu'ils avaient creusée au préalable.
Cette question de l'humanité des assassins, « humanité malgré tout » pourrait-on dire, transparaît aussi lors de quelques paragraphes disséminés dans le texte, comme celui où les soldats, après une journée de massacres, se sont tous cotisés pour donner une belle somme d'argent à la veuve d'un de leurs compagnons tué au front.
« En dernière analyse, la destruction des Juifs d'Europe ne fut pas tant accomplie par l'exécution des lois et des ordres que par suite d'un état d'esprit, d'une compréhension tacite, d'une consonance et d'une synchronisation. »
Ce qui frappe aussi, c'est le fait qu'à un moment, quand la décision d'une « solution finale » fut prise, fin 41, il n'y eut plus ces lois et ces décrets. Hilberg reproduit l'intégralité de la lettre qui a été adressée par Heydrich (le second de Himmler, chef du Service de Sécurité du Reich, donc des SS) à Eichmann pour lui signifier la décision d'exterminer tous les Juifs d'Europe. Une simple lettre de trois phrases en tout et pour tout, d'une concision sans rapport avec les conséquences qu'elle déclenchera. Elle ne formule pas en toutes lettres, bien entendu, l'idée d'exterminer les Juifs. C'est là un exemple, le plus flagrant et le plus violent sans doute, de cette « compréhension tacite » dont parle l'auteur. A partir de ce moment-là, tout le monde saura précisément à quoi il travaille sans que personne ne le dise jamais.
Il y a , bien entendu, dans ces 2400 pages de détails monstrueux, d'anecdotes, d'extraits de textes parfaitement sélectionnés, des passages plus longuets (pour ma part, ce fut surtout sur les aryanisations d'entreprises juives). Il y a aussi quelques pages magnifiques, comme celles où Hilberg décrit le sauvetage des Juifs danois par la Suède (comme quoi il n'y avait pas de « pays neutres » dans l'Europe d'alors ; ne rien faire consistait alors à soutenir les massacres).
L'ensemble constitue un texte essentiel, une somme fondamentale pour cette période de l'Histoire.