Devenir un individu collectif ... Antinomique? Peut-être pas!

« La fatigue d’être soi », est un essai de Alain EHRENBERG. Ce sociologue se questionne, de manière très référencée pour le non spécialiste que je suis, sur les rapports liant la Dépression et la Société. Alain EHRENBERG dirige le groupement de recherche « Psychotropes, Politique, Société. « La fatigue d’être soi » est le troisième volet d’une recherche qui, après ‘Le Culte de la performance’ et ‘L’individu incertain’, s’attache à dessiner les figures de l’individu contemporain.
Ainsi donc, l’homme contemporain serait un être fatigué. Pas là vraiment de quoi écrire un bouquin de 414 pages, notes bibliographiques comprises. Mais l’auteur précise l’objet de la fatigue : Notre société est le cadre de vie de l’homme fatigué de devoir ’être lui’ !

Sans entrer dans les multiples nuances qu’il apporte à ses propos, l’auteur nous invite à retenir que, historiquement, l’humain a cherché à s’affranchir de tout autre souverain que lui-même. Ne plus dépendre ni d’une religion, ni d’une morale sociétale, ni d’une famille, ni d’un patron …. Ne plus avoir de Lois, de préceptes, de commandements autres que les seuls décidés et revendiqués par l’individu. Telle est la quête de nombreux humains qui se cherchent et se veulent seuls maîtres à bord d’eux-mêmes.
Avant, il existait une vieille tradition de conseil de vie qui formait l’opinion, qui traçait la voie à suivre. Que ce soit au travail, dans les familles, les milieux de formation de la jeunesse, les mouvements religieux ou laïques, les almanachs populaires et même la presse féminine qui pourtant se revendiquait d’être un vecteur d’émancipation, toujours la voix qui y parlait était d’Autorité ! « Le directeur de conscience sait ce qu’il doit enseigner à l’ignorant. Son style est donc prescriptif : voilà quel est le problème, voilà ce que vous avez à faire. » De plus, cette direction de conscience reposait largement sur une vision collective de la vie. Cette dernière était destinée à créer les conditions pour que chacun y tienne le rôle qui lui était assigné (bonne épouse, bonne mère, bon chef de famille, bon étudiant, bon petit scout…) Chacun ‘bien propre sur lui, au-dedans de son esprit comme au-dehors’ ! L’envie (ne parlons même pas de besoin) de dévier de la destinée et de chercher comment il pourrait basculer pour vivre un envers était signe de dérèglement. Le déraisonnable était une faute et engendrait une culpabilité ‘bien naturelle’. Celui qui prétendait le contraire était déviant, pervers … et tant pis pour lui s’il était névrosé ou dépressif.
Dans cette vue traditionnelle, la question du consultant auprès du spécialiste était : Que dois-je faire pour être mieux ? La réponse enfonçait le même clou : C’est en faisant son devoir (pour le bien collectif) qu’on se sent heureux ! Dans notre société moderne, la question du ‘Que faire’ doit être précédée de la question du ‘Qui suis-je’ puisque le bonheur ne s’obtient que par une mise en conformité de mes désirs profonds.
Les années 1970 ont été un temps charnière dans cette recherche de propriété de sa propre vie. Mais l’homme souverain, seul semblable à lui-même n’est plus unique, il est devenu masse. Pour tous, il n’y a rien au-dessus de chacun qui puisse dicter une conduite à suivre. L’homme devient donc un maître absolu mais sans boussole, sans cap, sans maître de référence, ni dans le temps, ni sur le lieu. Il doit donc porter l’entièreté de la responsabilité de ses choix et de son devenir. La pression augmente sur lui, sur son moi intime. Tout le monde revendiquant la même liberté de se faire comme il veut fait naître une pression sociétale qui pèse, elle aussi sur chacun des individus. Lorsque l’individu est son propre souverain, il ne peut s’identifier à personne d’autre mais, en tant que souverain, il devra justifier ses exigences faces aux autres, tous tout aussi souverains que lui.
Comment, dès lors, une personne pourra-t-elle s’identifier aux autres et les comprendre alors qu’elle n’aura pas pu construire sa propre identité ? Là est un des nœuds, plus que serré, que la personne dépressive se doit de dénouer. La dépression est donc une pathologie narcissique. Non pas que le déprimé se complaise à se mirer mais, tout au contraire, il ne peut trouver l’image de lui-même dont il a besoin pour exister, cette image n’a pu se construire faute de référents. Le déprimé est donc prisonnier d’une image invisible, donc sans défaut apparent, parfaite, ce qui le pousse à se sentir et se déclarer inapte à faire et incapable d’être. Bonjour tristesse ! La personnalité dépressive est une personnalité ‘adolescente’ qui, par manque de frustrations (elle revendique de pouvoir tout obtenir comme elle le veut) en devient incapable de prendre une place digne dans la société, ce qui entraîne fragilité, précarité, culpabilité et impossibilité pour elle de s’imaginer pouvoir s’ancrer dans une identité co-construite en interrelation avec le monde.
Mais ce serait une erreur de penser que la personne déprimée est coupable parce que (seule) responsable. Elle est, aussi, victime. La société a changé. Quel que soit le domaine (entreprise, famille, école …) les règles ne sont plus les seules obéissance, discipline et conformité à la morale. On veut partout de la flexibilité, du changement, de la réactivité qui imposent à chacun une maîtrise de soi qui devrait donc, faute de possibilité d’apprentissage, être innée. Ajouter l’exigence de souplesse psychique et affective à toutes épreuves, le tout dans un monde qui n’a de permanent que le changement et donc où existe une grande difficulté à se doter d’une visée, d’une trajectoire à suivre… vous ferez l’expérience de la quadrature du cercle du développement de l’identité. Comment, dans un tel contexte institutionnalisé, les plus faibles, les plus fragiles pourraient-ils ne pas être et ne pas se sentir relégués au banc des coupables, des faibles, des inutiles… des déprimés ?
Face à de telles réalités, l’individu n’est plus inscrit dans un monde durable, une nature référentielle, face à une Loi supérieure à lui-même, impersonnelle et donc la même pour tous. Alors comment répondre aux questions ‘Que faire ?’, ‘Est-ce possible ?’, Est-ce juste et bon ?’ ‘Et pour qui ?’ ‘Et moi, qui suis-je pour répondre à ces questions dont les réponses devraient être des balises pour avancer sans m’enfoncer ?’ On le voit, l’individu souverain a bien des raisons d’être déprimé, se sachant dépendant dans une société qui le pousse à ne pas le reconnaître.
La richesse de cet essai proposé par Alain EHRENBERG est-elle de ne pas apporter de réponses toutes faites aux questions qu’il soulève ? En ne répondant pas l’auteur est, en tous cas, dans l’air du temps. Mais le message délivré est peu discutable. Le ton, les exemples donnés et les références citées ne laissent aucun doute. L’individu ne peut plus se voir imposer des directions de consciences qui nient son droit d’être mais il doit chercher des réponses dans la confrontation, la complémentarité avec les autres pour pouvoir devenir ce qu’il doit être, un individu collectif au sein d’une société !

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le 21 oct. 2017

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