La note intermédiaire vaut pour le volume ; le roman de Wells mérite bien 10/10, mais certainement pas celui de Baxter.
Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2018/01/la-guerre-des-mondes-de-h.g.wells-le-massacre-de-l-humanite-de-stephen-baxter.html
LE RETOUR DES MARTIENS
Il y a cent-vingt ans de cela paraissait, d’abord sous la forme d’un serial, le roman de H.G. Wells La Guerre des mondes – qui deviendrait aussitôt un immense classique de cette science-fiction qui, alors, ne portait pas ce nom et n’était sans doute pas très clairement définie ; comme, quelques années plus tôt, un précédent roman de Wells : La Machine à explorer le temps. Deux œuvres visionnaires d’un génie qui en compte quelques-unes à son actif – le genre de merveilles dont la simple existence chamboule absolument tout ; à certains égards, la science-fiction ultérieure sera modelée par ces magnifiques entrées en matière.
Rien d’étonnant dès lors à ce que La Guerre des mondes, comme d’ailleurs La Machine à explorer le temps, ait suscité son propre mythe – sous la forme de déclinaisons, d’hommages, d’adaptations (incluant bien sûr aussi bien Orson Welles que Steven Spielberg, ou, dans un autre registre, Alan Moore et Kevin O’Neill), voire de « suites ». Ce qui nous amène au présent ouvrage – car Stephen Baxter a récidivé : lui qui, il y a une vingtaine d’années de cela, avait livré une suite à La Machine à explorer le temps, parfaitement brillante, sous le titre Les Vaisseaux du temps, a commis il y a peu (cette même année, en fait : la traduction française n’a pas tardé !) une suite à La Guerre des mondes, intitulée Le Massacre de l’humanité (un titre emprunté au roman de Wells, déjà) ; et ceci avec la bénédiction des héritiers comme des thuriféraires de Wells (et c’est pourquoi on parle d’une suite « officielle », même si le roman originel est de toute façon dans le domaine public).
Idée un peu étonnante de la part de Bragelonne, mais pas mauvaise : en profiter pour associer les deux livres dans un unique gros volume (mais dont le seul roman de Baxter représente en gros les trois quarts – nous le savons, avec notamment des titres tels que Voyage, Évolution ou Exultant, tous trois d’excellents livres par ailleurs, Stephen Baxter aime à s’étendre). C’est sans doute pertinent, dans la mesure où Le Massacre de l’humanité se fonde sur une lecture très pointue et scrupuleuse de La Guerre des mondes (ce qui a d’ailleurs pour corollaire que la traduction originelle de Henry D. Davray a dû être un chouia retouchée par Tom Clegg pour se montrer plus exacte – c’est par contre Laurent Queyssi qui s’est chargé de la traduction du roman de Stephen Baxter) : si votre lecture date un peu, vous risquez de passer à côté de pas mal de choses, et une relecture peut donc s’imposer.
Elle m’a certainement été très profitable… D’autant que je n’avais pour l’heure lu La Guerre des mondes qu’en anglais, il y a quelques années de cela – c’était même une de mes premières lectures en anglais et ça ne m’avait pas facilité la tâche… En fait, au sortir du roman, j’étais un peu déçu : j’y avais largement préféré La Machine à explorer le temps, L’Île du docteur Moreau, ou, plus tard et en anglais également, L’Homme invisible… Ceci étant, à ma première lecture, La Machine à explorer le temps aussi m’avait laissé un peu froid – et c’est la relecture (justement pour préparer la lecture des Vaisseaux du temps, de Stephen Baxter, tiens, tiens…) qui m’a tardivement amené à appréhender combien ce séminal roman de Wells était génial. Et la même chose s’est produite avec La Guerre des mondes, dont je perçois là encore bien trop tardivement combien il s’agit d’un chef-d’œuvre visionnaire – cette relecture a donc été une grosse baffe.
Mais le roman de Baxter, cette fois ?
Mmmf…
Note au passage : dans ce compte rendu, je ne vais pas me gêner pour SPOILER comme un porc le roman de Wells – il a fêté ses 120 ans, je crois que je peux. Mais je vais tâcher de ne pas trop déflorer celui de Stephen Baxter, au cas où…
LE RÉCIT D’UN MONDE QUI S’ÉCROULE
Vous connaissez tous le pitch de La Guerre des mondes. Bon, en résumé : à l’aube du XXe siècle (sauf erreur, le roman de Wells affirme son caractère d’anticipation, mais sans donner de date – Baxter, dans son roman, considère que ces événements ont eu lieu en 1907), les Martiens déboulent à bord de cylindres dans le sud de l’Angleterre (dans la campagne, mais pas si loin de Londres). Ils suscitent d’abord la curiosité, mais bientôt l’effroi – car ils sont venus pour faire la guerre. Ces êtres si fondamentalement supérieurs, presque de purs intellects, ont développé une technologie incomparablement plus avancée que celle de l’empire britannique : leurs inventions diaboliques, les tripodes, le rayon ardent, la fumée noire, l’herbe rouge, ne laissent aux humains aucune chance de vaincre – mais l’extermination pure et simple n’a qu’un temps ; à l’horizon se profile le plus tragique des destins pour l’humanité, à savoir constituer du gibier d’élevage pour ces extraterrestres qui se nourrissent de son sang… Pourtant, cette Guerre des mondes, ce sont les Martiens qui la perdent, très vite – car, dans leur démesure, ils sont terrassés par des êtres plus insignifiants encore que les humains : les bactéries, auxquelles la vie terrestre s’est faite au travers de millions d’années d’évolution, mais qui n’épargnent pas les visiteurs étrangers… Lesquels, cependant, pourraient bien revenir un jour ?
Tout ceci nous est narré par un anonyme (la quasi-totalité des personnages du roman sont anonymes, mais Baxter les nommera tous – notre narrateur sera ainsi Walter Jenkins), un « écrivain philosophe » qui doit probablement beaucoup à Wells lui-même, et qui est aux premières loges dès le début de la guerre, dans sa campagne bucolique et paisible… qui ne le sera pas éternellement. Le narrateur livre un récit de la guerre telle qu’il l’a vécue – en rapportant aussi ce qui s’est produit pour son frère (Frank Jenkins, chez Baxter), à Londres : une lutte impitoyable pour la survie, dans une atmosphère de cauchemar apocalyptique (à certains égards, La Guerre des mondes relève autant de l’horreur que de la science-fiction – et, concernant cette horreur, je suppose qu’elle a quelque chose de « cosmique » qui ne devait pas laisser un Lovecraft indifférent ?) ; ce qui implique son lot, même maigre, de rencontres, dont un vicaire qui perd la raison devant tant d’horreurs si peu chrétiennes, et un artilleur cynique et charismatique (Albert Cook chez Baxter), agaçant autant que fascinant, également lucide et naïf, et qui peint un tableau éloquent de ce que sera le monde du futur…
LITTÉRATURE D’INVASION ET IMPÉRIALISME
La Guerre des mondes est un roman d’une immense richesse – et très dense, à cet égard (il court sur 180 pages seulement des 660 que compte ce gros volume). Il traite d’une multitude de thèmes, autorisant des lectures variées, et en usant avec astuce de procédés qui, à la fois, ancrent le roman dans son temps, et lui confèrent une portée visionnaire sans égale.
À tout prendre – sauf que les singularités sont essentielles –, le roman de Wells s’inscrit dans un courant qui a eu son heure de gloire dans l’Angleterre de la fin du XIXe siècle, et que l’on qualifie de « littérature d’invasion » : le propos est de décrire une invasion de l’Angleterre, dont les habitants ne sont donc pas autant en sécurité qu’ils le croient ou le prétendent – ils doivent faire face à un ennemi impitoyable, et qu’il serait très mal avisé de sous-estimer, même si l’issue de la guerre peut varier. Nombre de ces romans ont une approche « réaliste », en ce qu’ils ne font pas intervenir d’éléments proprement « imaginaires », même s’ils sont régulièrement quelque chose de fictions spéculatives et éventuellement d’anticipation à très court terme ; reste que, dans cette approche, l’ennemi est humain – fonction des tensions internationales du moment, les Allemands ou les Français. Mais la littérature d’invasion peut aussi se mêler d’éléments davantage imaginaires, que ce soit comme ici sur un mode très concret, ou, éventuellement, sur un mode davantage métaphorique : on a souvent fait le lien, le Dracula de Bram Stoker paraît en 1897, soit l’année même de la publication en serial de La Guerre des mondes.
Mais, bien sûr, l’envahisseur chez Wells est un extraterrestre, singularité essentielle – car, si la littérature mondiale avait déjà traité de ce thème à l’occasion, cela n’avait sans doute jamais été avec la même ampleur. Et ce sont déjà de très beaux (façon de parler) aliens : globalement libérés de l’anthropomorphisme, dotés de facultés incroyables (on les suppose télépathes) outre leur science et leur technologie incroyablement avancées, des êtres d’une essence supérieure et qui, pour cette raison même, semblent inaccessibles à la morale dans leur relation avec les humains.
Tout ceci, à un niveau relativement abstrait, doit sans doute beaucoup aux réflexions contemporaines sur la théorie de l’évolution (éventuellement détournée dans le motif pseudo-scientifique du darwinisme social) : Wells avait étudié auprès de Huxley, disciple de Darwin, et son roman est riche d’échos de la pensée évolutionniste, jusque bien sûr dans le thème de la survie du plus apte. Le propos est aussi de décentrer l’univers, qui ne peut plus tourner autour de l’homme – l’infinie supériorité des Martiens met à mal les prétentions de l’humanité à trôner au sommet de la chaîne alimentaire, et elle ne doit sa survie qu’aux actions inconscientes de l’infiniment petit, ces bactéries tout juste entrevues au microscope, comme les Martiens voient les humains.
Mais justement : c’est là un aspect qui tranche par rapport aux canons de la littérature d’invasion – l’ennemi est infiniment plus puissant que l’arrogante Albion, bien plus malin, bien plus développé, bénéficiant d’une science et d’une technologie si avancées qu’elles rendent vaines toute tentative de comparaison.
Et c’est ici qu’opère un retournement dont Wells ne fait pas mystère dans son roman (et auquel il faut sans doute associer l’idée de la bactérie triomphant de l’envahisseur) : cette invasion hors-normes doit amener les Britanniques à questionner leur propre impérialisme, et l’entreprise coloniale tout entière – contre les dénégations brutales fondées sur la conviction de ce que la supériorité fondamentale (d’ordre racial au moins pour partie) de l’Angleterre lui confie le mandat de régir le monde, Wells rapporte la réalité concrète vécue par une population pas moins humaine, mais fauchée par un envahisseur dégagé de toute morale et qui n’y regarde pas à deux fois, car il n’a que son intérêt égoïste en tête. L’exemple des Tasmaniens est ouvertement cité. En échangeant ainsi les places, l’auteur attaque l’empire au cœur, dans son principe même, et si son roman n’a rien d’une dissertation – c’est bel et bien au premier chef un roman –, il contient, dans un sous-texte pas si discret mais ô combien pertinent, quelque chose d’un pamphlet des plus éloquent à l’encontre de l’entreprise coloniale. Mais, que la critique porte ou pas, le tableau demeure – et le roman, au-delà du divertissement, exprime insidieusement une forme de malaise qui n’a rien d’innocent, et qui l’élève au pinacle de la littérature spéculative.
UN CHEF-D’ŒUVRE SOMBREMENT VISIONNAIRE
Mais ceci d’autant plus qu’en se fondant sur la science de son temps (et empruntant occasionnellement à la proto-science-fiction antérieure : le voyage interplanétaire des Martiens emprunte au canon de Jules Verne dans De la Terre à la lune), Wells anticipe un monde futur particulièrement effrayant – et qui, sur bien des points, lui a tristement donné raison… De manière générale, je suis très sceptique concernant l’idée même de prospective. Mais, chez les meilleurs auteurs du genre, il y a de ces présages qui fascinent autant qu’ils dépriment…
L’armement martien est globalement devenu très concret, bien vite : même en mettant de côté le rayon ardent anticipant le laser, les tripodes présagent les chars d’assaut, ils ont des engins volants qui annoncent l’aviation, la fumée noire évoque immanquablement les gaz de combat bientôt employés dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, et peut-être l’herbe rouge va-t-elle-même plus loin encore, du côté de la guerre bactériologique – et, bien sûr, la fin des Martiens en est un écho ironique. N’y manque guère que la puissance de l’atome, et Stephen Baxter ne manquera pas d’ajouter cet élément dans l’équation.
Mais cela va au-delà de la technologie : la description horrifiante de la guerre totale menée par les Martiens peut sans doute se fonder sur bien des antécédents abominables, mais, pour un lecteur du début du XXIe siècle, il me paraît inévitable d’y associer des images d’événements ultérieurs – et, pour le coup, davantage de la Seconde Guerre mondiale que de la première. Difficile, ici, de ne pas penser au Blitzkrieg, et, si toute guerre suscite ses exodes, la fuite de Londres, très graphique, rappelle à notre mauvais souvenir de sombres images de 1940… ou de bien des conflits ultérieurs, incluant de nos jours ceux qui ont entraîné ce que l’on qualifie de « crise des migrants » (mais n’est-ce pas prendre le symptôme pour la cause ?). Et il y a pire encore : difficile, devant les Martiens « élevant » les humains pour s’en nourrir, a fortiori dans les tableaux prophétiques de l’artilleur, de ne pas penser aux camps de concentration et à l’extermination méthodique de milliers de personnes jugées « inférieures »…
(Je dois avouer, au moins dans une parenthèse, que ces pages très rudes peuvent aussi susciter d’autres questionnements – l’assimilation que font certains végans des abattoirs aux camps de la mort, même si elle a quelque chose d’outré qui crispe vite la conversation, pour le « carniste » que je suis encore malgré tout, n’est pas sans fond.)
Mais tout cela participe de la réussite exceptionnelle de La Guerre des mondes, proprement un chef-d’œuvre, visionnaire à un point rare – un bel exemple ce qu’est la meilleure science-fiction, celle qui raconte de bonnes histoires tout en incitant à la réflexion, et qui sait, avec ce qu’il faut d’astuce, d’audace et en même temps, bizarrement, d’une certaine réserve, dresser un tableau du futur à même d’édifier, qu’il fascine ou terrifie.
Ce chef-d’œuvre avait une fin relativement ouverte – appelait-il une suite pour autant ? Elle était tentante assurément… Et tentée, d’ailleurs : avant la suite « officielle » de Stephen Baxter, les exemples ne manquaient pas. Mais était-ce pertinent ? Ou du moins cela l’a-t-il été dans le cas du Massacre de l’humanité ? C’est à voir…
ON PREND LES MÊMES ET ON RECOMMENCE
Oui : on prend les mêmes et on recommence – littéralement.
Stephen Baxter, déjà, nomme et précise à peu près tout ce qui était indéfini dans le roman de Wells. Il en situe précisément l’action en 1907 (sur la base de calculs astronomiques), et sa suite treize ans plus tard. Il procède de même pour tous les personnages du roman (ou presque) : dans La Guerre des mondes, en dehors de quelques figures bien réelles, les personnages sont anonymes (il n’y a sauf erreur qu’une seule exception, l’astronome ami du narrateur) ; dans Le Massacre de l’humanité, tous ces personnages sont nommés – les figures essentielles au premier chef (le narrateur est Walter Jenkins, l’artilleur est Albert Cook), mais aussi d’autres plus secondaires dans le roman originel, mais qui deviennent davantage importantes ici, et tout d’abord Julie Elphinstone, à peine croisée dans La Guerre des mondes (c’est la brave et fraîche jeune fille avec qui Frank quitte Londres), mais qui devient cette fois notre narratrice ; ce qui est un peu surprenant, pour le coup. En fait, un seul personnage, chez Baxter, n’est pas nommé… et c’est H.G. Wells lui-même, qui agace beaucoup Walter Jenkins – sans doute parce que ce dernier sait que tous deux se ressemblent beaucoup.
Pourquoi pas ? Ce qui est plus gênant, ici, c’est que le principe de mettre ces « vétérans » en avant implique quelques tours de passe-passe plus ou moins convaincants – car, « nécessités » du récit mises à part, ils n’ont absolument aucune raison objective de figurer à nouveau sur le devant de la scène
Il y a des choses très bien vues – notamment concernant Walter Jenkins, dont le « Récit » (entendre : La Guerre des mondes) a rencontré un franc succès, mais qui n’en est pas moins un homme marqué par les événements de ce que l’on appellera bientôt la Première Guerre martienne ; dans son corps, mais aussi dans son esprit – car il souffre d’un ersatz martien de l’obusite (très bonne idée, ça) ; aussi est-il soigné par les plus grandes sommités de la psychiatrie de ce début du XXe siècle, incluant ce bon docteur Freud. Le personnage gagne par ailleurs… à ne pas être très sympathique : l’obusite mise à part, Jenkins est un homme très narcissique, parfois fantasque, et à peu près tous ses proches trouvent à redire à son fameux Récit… En fait, il est très tôt décrit, explicitement, comme un narrateur non fiable – ce en quoi Baxter joue probablement des procédés de Wells, et il me faudra y revenir.
Mais Jenkins a finalement un rôle assez secondaire dans le roman – du moins en volume de papier, car ses interventions sont effectivement déterminantes dans le fond. En l’état, cependant, il joue bien trop souvent un rôle de « prétexte » pour situer d’autres personnages, davantage mis en avant, pile là où le récit a besoin qu’ils se trouvent, et ça n’est pas toujours d’une cohérence folle, loin de là. Cela vaut bien sûr tout particulièrement pour Julie Elphinstone, qui est… son ex-belle-sœur, disons (elle a épousé Frank, avec qui elle avait fui Londres, âgée de 19 ans seulement, mais a divorcé quelques années plus tard). Femme forte, suffragette et plus encore, Julie Elphinstone manque cependant de chair et d’âme pour faire un narrateur intéressant – même en comparaison avec le très abstrait « écrivain philosophe » derrière lequel s’avançait Wells dans son roman.
Cela vaut pour bon nombre des personnages du Massacre de l’humanité, quels qu’ils soient, hélas. Finalement, celui qui s’en sort le mieux à cet égard… est celui qui s’en sortait déjà le mieux dans La Guerre des mondes : l’artilleur de Wells, ici Albert Cook – détestable et fascinant.
Et sinon… Les Martiens. Qui devaient forcément revenir, et en ayant forcément tiré les leçons de leur échec de 1907.
L’ENTRE-DEUX-GUERRES (1907-1920)
Il y a un autre aspect à mentionner dans le contexte du roman, et c’est sa dimension uchronique – même si d’un genre particulier, puisque se fondant sur une fiction. Si La Guerre des mondes n’avait absolument rien d’une uchronie, et était probablement un roman d’anticipation, Le Massacre de l’humanité, sur la base de la divergence voulant que les Martiens aient bel et bien tenté de conquérir le sud de l’Angleterre, sinon le monde, en 1907, ne peut que se rapporter à un univers essentiellement différent du nôtre – même si les variations sont en fait assez discrètes. C’est pourtant crucial : le roman de Wells anticipait sur les horreurs du XXe siècle, mais le roman de Baxter revient sur elles – et ce n’est pas la même chose.
Toutes choses (martiennes) égales par ailleurs, la divergence la plus marquante est probablement que ce monde n’a pas connu la Première Guerre mondiale – ou non : c’est en fait qu’elle ne s’est pas déroulée de la même manière… Le roman parle de la « guerre de Schlieffen », du nom du fameux général allemand, et, très tôt, on comprend que la France s’est effondrée en deux temps trois mouvements face aux armées teutonnes, et s’est de plus ou moins mauvaise grâce soumise à l’occupation du Hun – lequel s’est aussitôt tourné contre la Russie, conflit qui s’éternise cependant, le général Hiver étant probablement de la partie ; l’Allemagne domine l’Europe, en tout cas – et sa puissance militaire est sans doute pour partie l’héritage et la digestion des terribles chocs de 1907 en la matière : technologie Deutsche Qualität, j’imagine que ça vaut bien Frogland occupé.
La différence essentielle avec notre monde, c’est que l’Angleterre a laissé faire – voire a, en sous-main, prêté assistance à l’Allemagne sur le front russe, ne serait-ce que pour tester certaines babioles… Et, si cette politique est critiquée, l’Angleterre ayant lâché ses alliés au moment où ils avaient le plus besoin d’elle, ma foi, le monde s’en est accommodé – les États-Unis critiquent l’ex-mère patrie pour cette raison, mais pas au point de rompre avec leur politique isolationniste.
C’est que l’Angleterre a d’autres préoccupations – en y incluant comme de juste son immense empire colonial : le retour des Martiens l’obsède. Le traumatisme de 1907 a démontré que l’empire n’était pas intouchable. Cela ne lui donne guère envie de se mêler de la politique continentale : l’important est de s’armer dans l’attente du retour de l’ennemi, qui viendra forcément, et le pays se militarise, toujours plus autoritaire, sous la direction de Marvin, un vieux soldat charismatique et assisté par quelques fortes têtes – non des moindres, le bouillant Winston Churchill, qui en vient à incarner l’idée même de défense nationale.
C’est probablement, dans ce monde-ci, ce qui se rapproche le plus de la montée des totalitarismes dans notre entre-deux-guerres – même si en empruntant beaucoup à un autoritarisme prussien à la moustache rigide, et le Kaiser Guillaume III est peut-être plus agressif encore que son paternel. Et la Russie ? En 1917, le régime s’est purgé de ses mauvais éléments bolchéviques. Et, en ce début de la décennie 1920 dans ce monde parallèle, l’Italie n’a pas de Mussolini, l’Allemagne aucun besoin d’un Hitler. Pas encore ? C’est à voir – ce monde-ci semble au moins épargné par ce fléau, la menace externe et globale a peut-être eu cet effet ; la démocratie ne marque pas forcément beaucoup de points pour autant…
Les événements de 1907 ont chamboulé la donne à tous les niveaux – et la technologie a fait des progrès considérables, mais surtout dans le domaine militaire. Cela produit sans surprise quelques clichés plus ou moins steampunk (même si c’est bien tardif pour du steampunk), cuirassés terrestres inclus, qui intriguaient déjà Wells. Pas forcément grand-chose d’autre à se mettre sous la dent, cependant, en dehors de quelques avions qui ont connu des améliorations très rapides, et de putain de gros zeppelins (y a des Allemands, y a forcément des zeppelins).
Mais il est important de noter – et c’était sans doute indispensable – que l’uchronie de Stephen Baxter a ici une implication essentielle : Le Massacre de l’humanité repose sur les connaissances scientifiques du temps de Wells, et qui avaient orienté la rédaction de La Guerre des mondes. Ainsi, par exemple, la formation et l’évolution du système solaire sont envisagées au prisme de l’hypothèse de la nébuleuse ; ou bien il y a des canaux sur Mars ; ou encore Vénus est une planète humide, sinon assez proche des conditions de vie terrestres, etc. Autant d’aspects, et il y en a bien d’autres, qui ont été invalidés par la science ultérieure, mais qui confèrent au roman une authenticité d’un autre ordre, et, disons-le, un certain charme. Pour le coup, oui, je trouve que c’est une réussite du Massacre de l’humanité – un exercice assez ludique, et qui a pu me rappeler, encore que ce ne soit pas tout à fait la même chose, certes, le jeu sur la pseudo-science dont est coutumier un Valerio Evangelisti dans sa série des Nicolas Eymerich (ou en tout cas dans ses meilleurs volumes).
Un autre cliché du registre uchronique est autrement sensible, car sans doute bien plus convenu : la tentation du name-dropping. Stephen Baxter y succombe volontiers – d’où ces six pages de glossaire en fin de volume. Monde alternatif ou pas, Le Massacre de l’humanité fourmille d’occasions où glisser des célébrités dans tous les domaines. C’est parfois pertinent, souvent gratuit.
JOUER AVEC WELLS ET AVEC SES THÈMES ET PROCÉDÉS
Il ne fait aucun doute que Stephen Baxter a relu scrupuleusement La Guerre des mondes pour en écrire la suite, ce qui est bien la moindre des choses, et il a fait ça le crayon à la main. Des détails en apparence très anodins (et nécessitant le cas échéant une traduction plus précise que celle, d’époque, de Henry D. Davray, d’où quelques retouches par Tom Clegg dans le présent volume) lui fournissent l’occasion de développements bienvenus. D’ailleurs, ce travail préparatoire ne s’est bien sûr pas arrêté à la seule relecture du roman, et la bibliographie très pointue qui émaille les remerciements en fin de volume témoigne de ce que l’auteur ne s’est pas lancé dans pareille entreprise avec désinvolture. À l’évidence, il admire et l’œuvre et l’auteur qu'il est chargé de prolonger, ce qui ne nous surprendra pas de la part de celui qui a livré Les Vaisseaux du temps.
Parfois, cela ne va guère au-delà du clin d’œil complice, mais, dans bien des cas, cela va au-delà – et notamment quand cela débouche, en fait, sur une lecture critique : ainsi, notamment, de ce caractère de « narrateur non fiable » qui, quoi qu’il en ait, colle à Walter Jenkins ; un personnage dont les troubles psychiques sont attestés, et dont les prophéties, qu’elles soient catastrophistes ou utopiques, n’en sonnent que plus illuminées et fantasques…
Au registre des procédés littéraires, un autre aspect éclatant de cette approche réside sans surprise dans son recours à un deus ex machina – du genre à nier tout deus ? Ou à l’envisager différemment… Hélas, pour le coup, c’est bien moins convaincant. C’est que l’extermination des Martiens par les bactéries terriennes, dans La Guerre des mondes, était un bon deus ex machina – du genre à perdre toutes ses connotations négatives, car il venait en fait servir le propos du roman, au regard de sa réflexion politico-scientifique comme de la dimension cosmique de l’horreur vécu par les hommes aux prises avec leur colonisateur. Baxter tente de jouer sur ce terrain – l’attaque bactériologique occupe forcément une place centrale dans Le Massacre de l’humanité –, mais, hélas, avec beaucoup moins de réussite ; car, si le contexte justifie à nouveau le recours au deus ex machina, et si, comme dans La Guerre des mondes d’ailleurs, l’idée de cette conclusion était d’une certaine manière discrètement suggérée dès les premières pages du roman, ce qui légitime d’autant plus le procédé, il n’en reste pas moins que la solution de Baxter (ou de ses personnages, Walter Jenkins pour partie, Julie Elphinstone surtout) n’est guère satisfaisante… Elle sonne faux – et peu crédible. Les éléments sont là qui devraient servir cette conclusion, mais ils m’ont vraiment laissé un goût amer en bouche…
Ce qui se reproduit à un autre égard ? La critique de l’impérialisme et du colonialisme étant une dimension probablement essentielle du roman de Wells, Baxter devait lui aussi en traiter. Ce qui se produit tardivement dans le roman, mais d’une manière guère satisfaisante – alors que le conflit contre les Martiens dépasse subitement la seule Angleterre (il était temps) pour ravager d’autres parties du monde : d’autres grandes puissances (l’Allemagne, la Russie, les États-Unis surtout, ou encore la Turquie – où le sultanat est toujours en vigueur), mais aussi des contrées plus exotiques, liées à l’empire victorien : Australie, Afrique du Sud, Inde, etc. L’occasion d’ailleurs de croiser, au moins verbalement, des figures de la lutte anticoloniale, un Sun Yat-sen ici, un Gandhi là. Mais ces scènes, globalement, ne fonctionnent guère – en fait de décentrement du récit, le procédé s’avère un peu trop maladroit, et donne surtout l’impression que Stephen Baxter en use pour gonfler son roman de quelques chapitres dispensables (sous cette forme). Le procédé n’est pas des plus subtil, en effet…
MAIS QUEL APPORT ?
Mais le vrai problème, dans tout ça, est que, bien trop souvent, cela n’apporte rien. Finalement, le deus ex machina (guère satisfaisant, donc) excepté, tous les éléments figurant dans Le Massacre de l’humanité étaient en germe dans La Guerre des mondes. D’accord, c’était pour partie le propos même de l’entreprise, mais je tends à croire que Baxter, ici, s’est montré un peu trop servile : à force de reprendre les procédés, les thèmes, les images de son illustre devancier, Stephen Baxter, finalement, en oublie de livrer une bonne histoire en tant que telle… L’analyse est juste – mais l’apport inexistant ; au point où l’on serait tenté de parler de paraphrase. Tout était déjà là. Baxter identifie tout ce matériau avec une acuité remarquable, mais, quand vient le moment pour lui d’en user, il copie-colle, d’une certaine manière : son apport est négligeable, sinon inexistant.
En fait, il faut attendre la toute fin du roman – aux environs d’ailleurs de la résolution du deus ex machina et plus encore de sa « justification » a posteriori, plus qu’embarrassée – pour que Stephen Baxter s’émancipe enfin un chouia de son illustre modèle pour livrer quelque chose de plus personnel, en s’aventurant dans un registre davantage « hard science » (même en prenant en compte le postulat de l’état des sciences en 1897, dont je maintiens qu’il s’agit d’un atout du roman). Après tant de pages, hélas, cela tombe un peu comme un cheveu sur la soupe…
Ceci au registre des idées et des images science-fictives. Mais Le Massacre de l’humanité pâtit de défauts qui dépassent allègrement les spécificités du genre. Dont un est récurrent chez Stephen Baxter, même s’il y a quelques agréables exceptions : ses personnages manquent d’âme et de chair, de substance disons ; même notre narratrice, qui, à cet égard, est un beau gâchis, car l’idée qui a présidé à sa conception était pourtant riche de potentialités intéressantes.
Et, pire encore, ces personnages ont un comportement totalement incohérent – caractère qui ressort d’autant plus des vaines tentatives de l’auteur pour nous faire croire qu’il y a une logique autre que purement narrative à leurs choix et jusqu’à leur simple présence dans cette affaire. On n’y croit pas – jamais. L’histoire ne convainc pas, dès lors – s’il y en a une.
Alors, à mesure que tournent les pages (bien trop lentement), à force de redites sur Wells, de gratuités diverses et d’une implication narrative déficiente dès lors que l’on se situe en dehors du registre purement intellectuel, on s’ennuie…
UNE SUITE INUTILE À UN ROMAN INDISPENSABLE
Et la conclusion s’impose – avec d’autant plus de mauvaise grâce qu’elle était si prévisible d’emblée ? Le Massacre de l’humanité est une suite inutile à un roman indispensable. L’exploit des Vaisseaux du temps n’a pas été renouvelé. C’est bien dommage…
Je me demande, à vrai dire, si Baxter n’a pas eu tendance à s’égarer ces dernières années… Un préconçu, peut-être, car je ne suis pas certain d’avoir lu quoi que ce soit du bonhomme depuis Déluge… Il a multiplié les « collaborations », en tout cas, et je suppose que ça n’est que rarement bon signe – mais je préjuge là encore. Reste qu’aucune de ses publications récentes ne m’a vraiment attiré – j’ai l’impression que nous sommes bien loin de ses plus grandes réussites, Voyage, Les Vaisseaux du temps, Évolution, Temps, Exultant… C’est d’autant plus regrettable que ces romans ont démontré qu’un Baxter en forme trônait forcément tout au sommet de la pyramide des auteurs de science-fiction les plus enthousiasmants. Aurait-il perdu le mojo ?
Quelque part, en tout cas, ce volume joue contre lui : rassembler l’œuvre originelle et la suite faisait sens, mais l’impression n’en est que plus forte, d’avoir affaire à la pâle copie de ce qui était et demeure un chef-d’œuvre…
Si vous n’avez pas encore lu La Guerre des mondes, je vous engage à vous précipiter dessus, vous en trouverez sans peine bien des éditions autrement abordables – et, hasard ou pas, Omnibus vient, ai-je cru comprendre, d’en publier une nouvelle en même temps que paraissait ce livre chez Bragelonne, une édition illustrée qui semble avoir convaincu les camarades. Mais Le Massacre de l’humanité ? Ce n’est pas vraiment la peine… même si c’est inutile plutôt que mauvais à proprement parler.