La Leçon
7.3
La Leçon

livre de Eugène Ionesco (1951)

Une pièce plutôt moyenne dans l'oeuvre de Ionesco

Plus je découvre Ionesco, & plus j'apprécie son art, sa maîtrise de l'échange & du mot. Cependant, je suis plus sceptique quant à la variété des sujets abordés.

Ce qui me fait doucement rire chez beaucoup de lecteurs/critiques sur ce site, c'est la facilité avec laquelle ils prennent l'oeuvre, pour simplement la qualifier de "drôle". Le but du Nouveau Théâtre, le but de l'absurde, ce n'est pas uniquement de faire rire, c'est avant tout de faire passer un message douloureux, tragique, une vérité inaliénable & désespérante, en atténuant la dose trop forte du malaise par des inepties & du cinglant : message premier de la philosophie quant à la condition humaine, c'est-à-dire qu'on se pare d'artifices, on s'emplit d'émotions, on se contente du divertissement pour effacer la complication essentielle qu'est l'impossibilité d'accepter notre misérable existence.
Revenons donc à Ionesco : lire son oeuvre sans prendre compte du questionnement dissimulé de l'auteur n'a aucun intérêt. Certains restent perplexes, complètement neutres, sachant pertinemment qu'il y a quelque chose, sans jamais réussir à percer le sens profond des thématiques abordées ; d'autres regrettent amèrement leur lecture, car ne comprennent absolument pas comment l'interpréter. Ionesco était un homme particulièrement torturé, de multiples références dans ses pièces font part d'éléments autobiographiques, du mal qu'il a pu subir ; c'est ici que tout se joue, il se sert de l'absurde pour ne pas sombrer dans le cynisme, voire dans un pessimisme infini (on pourrait dès lors le comparer à ces vieux juifs qui faisaient les bouffons devant les nazis, malgré leur détresse, pour remonter le moral aux enfants vidés de tout leur espoir).
Dans "La Leçon", Ionesco ne critique pas réellement l'enseignement, comme certains pourraient le penser, mais simplement le culte traditionnel de la science exacte, l'hérésie par laquelle l'homme pense avoir raison sur toute son existence, par laquelle il croit pouvoir tout prouver. L'absurde est mis ici en valeur pour montrer à quel point le professeur raconte des foutaises, malgré l'intellect linguistique employé. L'élève représente le symbole de l'enfant encore pur & innocent, guidé par le double-penseur qu'est le professeur, étant convaincu de sa justesse. Ce dernier fait penser, par ailleurs, à ce qu'Orwell disait à propos de la vérité & de ses "nuances" dans "1984" : "S'il dit que deux et deux font cinq, eh bien, deux et deux font cinq. Cette perspective m'effraie bien plus que les bombes". L'élève se soumet donc à l'éducateur, qui lui inculque des théories, malgré la douleur d'admission de son esclave dogmatique (percevons les répétitions multiples de l'élève quant à ses maux, puis sa voix, de plus en plus fébrile, qui finit par terminer les phrases du professeur).
Le meurtre ultime n'est présenté ici que pour montrer l'achèvement de l'enseignement, un mouton de plus forgé (après "39 autres" le même jour) pour s'intégrer à la société. Le professeur, éreinté, a une lueur de conscience pour se rendre compte du mal qu'il a fait, mais la bonne, allégorie parfaite de Big Brother par ses diverses interventions (la fatigue menaçante du professeur n'étant à terme que son ouverture d'esprit) lui rappelle son devoir & le fait que, lui aussi, ne doit pas "se fatiguer", que c'est mauvais pour son bien-être. Quarante élèves tués ce jour, prêts à être envoyés dans des cercueils, sans trop de bienveillance ni de couronne, puisqu'ils n'ont pas payé pour leur éducation : quelle merveilleuse métaphore de l'éducation nationale moderne ! Sur ce point, Ionesco s'est révélé visionnaire.

Pour conclure, Ionesco signe ici une oeuvre passable, dont les thématiques principales avaient déjà été plus ou moins comblées dans la littérature classique. A cela près qu'il a su amorcer toute une série de bouquins abordant le complot d'éducation, l'asservissement & le retrait émotionnel dans des sociétés totalitaires.
& puis, ce reproche supplémentaire par rapport à la longueur de la pièce, qui, une fois de plus, pouvait être plus étoffée (celle-ci étant bien moins fournie en références que la moyenne de ses autres oeuvres).
Satané
6
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 3 avr. 2012

Critique lue 2.1K fois

14 j'aime

Satané

Écrit par

Critique lue 2.1K fois

14

D'autres avis sur La Leçon

La Leçon
Eniramarine
10

Critique de La Leçon par Eniramarine

Cet ouvrage comme la plupart de Ionesco est très poétique mais aussi inquiétant. Ionesco traite tellement bien la folie, la souffrance et le ridicule (en une seule pièce). J'adore, tout simplement...

le 9 avr. 2012

6 j'aime

1

La Leçon
Eggdoll
8

Des langues néo-espagnoles.

J'avoue avoir préféré La Cantatrice chauve. Parce que là, j'imaginais un peu à quoi m'attendre. Il y a toutefois dans La Leçon des trouvailles grandioses, des choses très amusantes ; je l'ai lu très...

le 25 juin 2011

5 j'aime

12

La Leçon
Geneviève_Corre
10

J'ai mal aux dents

Pour moi, La Leçon est meilleure que La cantatrice chauve, sans doute grâce à ses répétitions encore plus présentes et encore plus absurdes (quoique c'est difficile avec Ionesco). Pour ses cours...

le 30 juin 2014

3 j'aime

Du même critique

Utopia
Satané
4

Légère déception

Si les premiers instants de la série "Utopia" étaient surprenants & d'une authenticité indéniable, il ne lui a cependant pas fallu très longtemps pour déchanter. S'étalant sur six malheureux...

le 21 févr. 2013

52 j'aime

8

Elephant
Satané
4

Cinéma indépendant : expérimentation ou fainéantise ?

C'est ce que je me demande. Ce film est chiant. Même s'il dure à peine plus d'une heure, on s'ennuie, on est las dès le début, car chaque scène est très lente. Heureusement qu'on n'est pas devant un...

le 11 sept. 2011

41 j'aime

12

Pokémon Green
Satané
10

Ma toute première prise de drogue

"Pokemon Green" n'est pas le premier jeu-vidéo auquel j'ai joué, mais il s'agit quand même de mon initiateur au monde geek. Je suis né en 1991, & à l'époque, j'habitais dans le Pas-de-Calais. Entre...

le 30 août 2011

38 j'aime

11