En 1975, le philosophe australien Peter Singer publie "Animal Liberation", un essai tout public qui nous invite à interroger notre rapport éthique aux animaux non-humains. Ce livre eut un retentissement important et durable et devint un best-seller. Il est encore aujourd'hui, près de 50 ans après sa parution reconnu comme un ouvrage incontournable de la cause animale.
Peter Singer se revendique comme un philosophe utilitariste. En quelques mots, l'utilitarisme est une doctrine qui part du postulat qu'il est souhaitable de réduire la souffrance tout en maximisant le bonheur des individus. L'utilitarisme fut notamment théorisé par le philosophe du XVIIIème siècle Jeremy Bentham, lui-même végétarien et qui prononça cette célèbre phrase au sujet des animaux :
«La question n’est pas : Peuvent-ils raisonner ? ni : Peuvent-ils parler ? mais : Peuvent-ils souffrir ?»
Les utilitaristes considèrent que le critère pertinent qui devrait guider nos actions est cette capacité à avoir des expériences subjectives telles que la souffrance, la joie, la peur, le plaisir...On parle aussi de sentience. Une sentience que nous les humains avons en commun avec l'essentiel du règne animal à quelques exceptions près (bivalves, éponges, coraux...) et qui nous séparent des autres règnes tels les végétaux ou minéraux qui sont non-sentients. Frapper un caillou par exemple, le casser en deux morceaux, ne provoque pas une altération des intérêts ni une souffrance à ce caillou. De même couper une plante ou cueillir un fruit ne peuvent nuire à l'intérêt du végétal dans la mesure où, privé d'un système nerveux central, il est incapable d'expérimenter la souffrance. Notons que la plupart des individus humains considèrent, il me semble à juste titre, qu'il est préférable d'éviter la souffrance si cela est possible.
Pourquoi dans ce cas, continuons nous à minimiser voire refuser - soit par ignorance, soit par conditionnement social, soit plus délibérément pour défendre des intérêts particuliers - les intérêts d'êtres sentients qui deviennent sous notre empire des objets de consommation et de distraction réifiés par milliards ? Lorsque l'existence d'un animal non-humain est en balance avec le fait de le manger, nous préférons bien souvent notre plaisir de bouche de quelques minutes à sa vie en faisant fi des tristes conditions de son existence et de sa mise à mort. Alors qu'une partie importante de cette souffrance est évitable.
Pour Singer, notre rapport aux autres animaux repose sur le spécisme, mot construit en parallèle des termes de sexisme (discrimination liée au sexe de l'individu) et de racisme (discrimination liée à l'origine de l'individu). Le spécisme est une discrimination qui sépare l'homme des autres animaux et nous empêche d'étendre notre considération morale à la plupart d'entre eux. A l'intérieur même de cette vaste catégorie "autres animaux", nous établissons des hiérarchies qui sont tout aussi arbitraires. Comme l'interroge la sociologue américaine Mélanie Joy dans un de ses ouvrages, "pourquoi aimer les chiens, manger les cochons et se vêtir de vaches ?". N'y a t-il pas une forme d'incohérence, fruit d'un conditionnement social, dans nos rapports aux autres animaux alors que ceux-ci sont également sentients ?
L'antispécisme revient à s'opposer au spécisme en revendiquant une considération des intérêts des "autres animaux". Notons qu'une revendication pour l'égalité des intérêts ne veut pas dire une égalité de traitement. Il ne s'agit pas d'apprendre à voter aux poules ou à conduire aux vaches ! Considérer les intérêts de chaque individu quelque soit son espèce revient à respecter entre autres les besoins physiologiques adaptés à celle-ci, lesquels permettent l'épanouissement de chaque individu ce que ne permet vraisemblablement pas l'exploitation animale, à plus forte raison si elle est intensive et industrielle. Le profit et la productivité sont alors les plus importants. Ainsi, une poule aura besoin d'étendre ses ailes, un lapin gambader, un cochon fouir ou remuer le sol pour chercher sa nourriture etc... Singer insiste par exemple sur le cannibalisme d'un certain nombre d'animaux dits de ferme, comportement fruit de la promiscuité. En fin d'exploitation, quelles que furent les conditions de son existence, l'abattage représente une entrave définitive aux intérêts élémentaires d'un individu qui ne veut pas mourir et qui sera tué prématurément. C'est ce que rappelle Singer, pragmatique qui, s'il souhaite une amélioration globale et transitionnelle des conditions de détention et d'exploitation des animaux d'élevage (welfarisme), n'en reste pas moins défenseur de l'abolitionnisme comme seul horizon souhaitable.
Pourquoi relevons-nous de conditionnements et pourquoi avons-nous du mal à nous en libérer ? Pourquoi si peu de gens dans nos sociétés occidentales dites évoluées, refusent encore trop catégoriquement d'envisager des options végétariennes ou végétaliennes alors que leur choix ferait une différence énorme ? Le seul plaisir du palais ou la seule habitude/tradition justifient-elles la mort de milliards d'individus sentients ? Alors que l'occident abonde de produits végétaux divers et variés, d'alternatives à la viande de plus en plus nombreuses, pourquoi est-ce la solution la plus cruelle qui est encore privilégiée par l'immense majorité des individus de nos sociétés ? Alors que bien souvent, l'humain démontre qu'il est capable d'empathie et qu'il prétend sincèrement aimer les animaux, pourquoi ne parvient-il pas à élargir son cercle de compassion et de considération au delà du chien et du chat (et encore pas toujours vu le nombre d'abandons) et de quelques animaux sauvages en danger dont la sauvegarde semble subitement le concerner ? Alors qu'il pourrait faire reculer le nombre des victimes en devenant l'acteur d'un changement culturel par l'infléchissement de sa consommation via ses achats et ses loisirs ? Peter Singer propose de nombreuses pistes de réflexions en interrogeant ce qu'en dirent les philosophes et les conceptions anthropocentristes héritées des religions sans oublier le poids de lobbies désireux de maintenir nos illusions.
Il a été démontré scientifiquement qu'une alimentation tout ou essentiellement végétarienne ou végétalienne est viable. Qu'attendons-nous pour franchir le pas ? Pouvons-nous seulement l'envisager ou nos mécanismes de résistance sont-ils encore trop puissants ? Notre volonté de fermer les yeux est-elle trop forte ? Respecter les animaux d'une part et les tuer en masse pour les manger d'autre part sont-elles des contradictions insoutenables et indépassables ? Avons-nous encore des arguments solides pour manger de la viande et des produits d'origine animale en 2021 ? Comme le mentionne encore l'académie de nutrition et diététique, plus grand organisme mondial de nutrition :
"L’alimentation végétarienne bien planifiée, y compris végétalienne est saine, adéquate sur le plan nutritionnel et peut être bénéfique pour la prévention et le traitement de certaines maladies. Cette alimentation est appropriée à toutes les périodes de la vie, notamment la grossesse, l’allaitement, la petite enfance, l’enfance, l’adolescence, le troisième âge, et pour les sportifs. (...) Les végétaliens ont besoin de sources fiables de vitamine B12, comme les aliments enrichis ou les compléments."
Peter Singer propose un large inventaire de pratiques concernant l'expérimentation animale et l'élevage industriel en particulier dans le monde anglo-saxon dans la deuxième moitié du XXème siècle. Appuyés de photos, ces passages descriptifs et sourcés sont difficiles et édifiants. Le lecteur européen pourra peut-être objecter que les pratiques décrites relèvent d'une époque lointaine à laquelle l'auteur écrivit et que ces pratiquent n'auraient peut-être plus cours en occident ou en France en particulier en 2021 ? Ce serait occulter les mises à jour de l'ouvrage par l'auteur lui-même dans des rééditions. Ce serait également fermer les yeux sur la réalité des chiffres et des pratiques encore largement autorisées et répandues. Quelques rappels non-exhaustifs s'imposent.
Entre 2 et 4 millions d'animaux sont encore tués en France chaque année dans le cadre de l'expérimentation animale. Alors qu'un effort vers des solutions alternatives comme la culture cellulaire si possible est souhaitable. Les espèces les plus couramment utilisées sont des souris, lapins, poissons. L'expérimentation animale en France utilise également divers autres animaux parmi lesquels des amphibiens, oiseaux, primates, chiens et chats ou encore des vaches.
Concernant l'élevage, plus de 3 millions d'animaux sont tués chaque jour dans les abattoirs français. L'élevage industriel est la triste norme pour plus de 80% des poulets, 95% des cochons et 99% des lapins. Des pratiques largement controversées ont encore cours même si certaines d'entre elles pourraient prendre fin d'ici quelques années sous la pression des lanceurs d'alerte (élevage en batterie, coupage de queues des porcelets, limage des dents, castration à vif, becs coupés des poules, poussins broyés ou asphyxiés, veaux anémiés pour obtenir une chair rosée...). Sans oublier certaines pratiques qui elles ne semblent toujours pas l'objet d'une reconsidération comme le gavage des oies et canards, pratique cruelle pourtant interdite dans de nombreux pays qui ont franchi le pas ces dernières années mais qui en France demeurent l'objet d'une résistance féroce au nom de la tradition du foie gras...
Du côté des animaux marins, il est difficile d'obtenir des chiffres précis mais ils sont probablement plusieurs dizaines de millions (autour de 47 millions ?) à périr chaque jour en ce qui concerne l'unique pêche française. Ils sont comptabilisés en tonnage d'où la difficulté d'avancer un nombre pertinent. Plus éloignés morphologiquement de nous que les mammifères, ils sont les grands oubliés de la souffrance animale alors qu'ils sont de loin les plus nombreuses victimes. Ces chiffres comptabilisent les élevages mais aussi la pêche en mer, laquelle fragilise les écosystèmes et tuent un certain nombre de victimes collatérales qui ne sont pas l'objet direct de la pêche et de nos consommations (oiseaux qui se prennent dans les filets, dauphins, requins, tortues, espèces de poissons non désirées et rejetées à l'océan...). Les chalutiers et autres bateaux de pêche sont des abattoirs à ciel ouvert où se joue, loin de nos yeux un massacre immense et invisible.
Près de 80% des terres agricoles mondiales sont aujourd'hui cultivées à destination des animaux d'élevage ce qui est un gaspillage considérable de ressources et un empiétement sur les espaces sauvages, notamment les forêts souvent au détriment des pays pauvres où ces cultures prolifèrent pour nourrir le "bétail" qui finira dans nos assiettes. Il faut plusieurs kilos d'alimentation végétale pour obtenir un seul kilo de viande ! Un kilo de viande qui fut un animal, un individu sentient. Un individu exploité et considéré comme un objet de sa naissance à son abattage. A l'heure des changements climatiques et de la chute de la biodiversité sauvage, de l'apparition de zoonoses issues de nos rapports malsains aux autres animaux; sous nos yeux indifférents se déroulent un désastre éthique, un désastre écologique, un désastre sanitaire. Peut-être est-il temps d'envisager de changer notre regard et d'agir en conséquence en nous saisissant de l'enjeu historique de la libération animale.