Allez hop, encore un bouquin qui partage. Pas toujours pour de bonnes raisons, d'ailleurs : quand l'éditeur croit bon de préciser (et c'est contestable) que Fabrice Colin « publie ici son premier roman de littérature générale », certains intégristes de la subculture SF se lèvent et clament leur indignation : « Bouh ! Vendu ! Traître ! Salaud ! » Bon, j'exagère un peu... mais à peine. Le sieur Colin s'en est pourtant expliqué : cette petite phrase, c'est de la responsabilité de l'éditeur ; lui, il s'en fout, et, que ce soit en solo (juste lu quelques nouvelles pour ma part) ou avec son compère David Calvo, il a de toutes façons souvent œuvré dans un genre à la frontière de l'imaginaire et de la littérature générale (on parle parfois de « transfictions », aujourd'hui ; bon, ce concept me paraît un peu foireux, mais, à la limite...) ; accessoirement, Au Diable Vauvert, c'est pas la première fois qu'on publie des choses de ce genre, bien au contraire (que celui qui en doute jette un œil aux derniers romans de William Gibson). Et on trouvera encore dans La mémoire du vautour quelques éléments que l'on pourrait très légitimement rattacher à la science-fiction ou au fantastique.

Mais on s'en fout, d'ailleurs ! Tout ce qui compte, c'est : est-ce un bon roman ? Ben oui. Très bon, même. Mais alors pourquoi tant de haine ? ou plus exactement de scepticisme ? Reportons-nous une fois de plus à la quatrième de couv', qui contient une indication fatale : « [...] au rythme d'un road movie à la David Lynch [...]. » Traduction : on y comprend que dalle. C'est ça que ça veut dire, lynchien, aujourd'hui, semblerait-il ; en ce qui me concerne, La mémoire du vautour ne me paraît pourtant pas du tout lynchien, et pas du tout road movie... Si ce n'est que, comme certains films de Lynch, ce livre fait tout autant, sinon plus, appel à l'émotion, au ressenti, qu'à la raison.

Je dois le reconnaître : quand j'ai achevé ce roman (lu d'une traite, d'ailleurs ; généralement, chez moi, c'est bon signe), je n'avais aucun doute sur le fait que j'avais aimé, et j'étais probablement en mesure de dire en gros pourquoi. Mais je savais aussi une chose : j'avais pas tout compris. Avec un doute : j'avais potentiellement (probablement ?) rien compris. Et une hypothèse perfide qui surnageait de temps à autre : mais si ça se trouve, y'avait rien à comprendre ? On lui a déjà fait la remarque, au Colin, qui y a répondu : si, bien sûr, il y a quelque chose à comprendre ; il y a bien une histoire, et elle est même relativement simple (mais il ne dira pas ce que c'est, na).

Prends ta tête à deux mains mon cousin. Réflexionne un peu dans l'cerveau d'ta tête. Chez certains ça marche plutôt bien : le Transhumain, sur son blog Fin de partie, en est au troisième article sur la bête, et c'est pas fini (n'hésitez pas à vous y reporter, d'ailleurs ; qu'on y adhère ou pas, c'est incontestablement plus riche que le compte-rendu miteux que je m'apprête à faire : c'est assez intéressant jusque-là, même si parfois peut-être un peu à vol d'oiseau, et pas nécessairement de charognard ; mais bon, comme il le fait lui-même remarquer à grand renfort de Ricœur – parce que oui, attention, ça vole haut, donc –, le critique s'approprie un peu le livre, hein...). D'autres restent campés sur leur position. Moi, je suis un flemmard de nature, mais là j'avoue que ça m'intriguait. Alors oui, j'ai préféré attendre un peu avant d'écrire ce compte-rendu, et y réfléchir un peu plus (remarquez, ça aussi, souvent, c'est bon signe). Il n'en est pas forcément sorti grand chose : ce livre, encore une fois, je l'ai avant tout ressenti ; j'y ai trouvé des questionnements intéressants, pas des solutions. Tout ça reste bien énigmatique, parfois confus, et je ne prétendrai pas avoir « compris » ce livre. Mais je vais en parler quand même (voyez l'adresse de mon blog pour une justification).

Alors, qu'est-ce donc qui se cache derrière cette couverture un brin émétique (mais ça, Au Diable Vauvert, c'est un peu une tradition) ? Résumons le premier chapitre, histoire d'introduire sans trop en dire : Los Angeles, 2007. Bill Tyron, ancien membre du groupe The Informers, et rescapé miraculeux d'un terrible accident au volant de sa Porsche en 2002, enchaîne aujourd'hui les petits boulots débiles, parce qu'il faut bien vivre. Un jour, il reçoit un coup de fil d'un type disant représenter D_Member, mais il précise aussitôt que c'est un faux nom dissimulant une agence gouvernementale. Ah. Il propose en tout cas à Bill un boulot d'un genre particulier, mais fort bien payé : surveiller une ancienne militaire atteinte de leucémie, Sarah, qui a subi une opération visant à ôter de sa mémoire un souvenir particulièrement traumatisant ; il faut faire en sorte qu'elle ne retrouve pas la mémoire. Bon, OK. Comme de bien entendu, Bill tombe amoureux de Sarah, et se met à enquêter sur cette courte période pour laquelle sa bien aimée n'a plus aucun souvenir. Un jour, elle disparaît ; et Bill de découvrir qu'elle avait été la victime d'un crash aérien (dans lequel il n'y aurait pourtant eu aucun survivant), plus ou moins orchestré par la CIA.

A partir de là, les chapitres s'enchaîneront sans véritable causalité linéaire, même s'il y a toujours une relation, plus ou moins diffuse : le chapitre 2 sera ainsi consacré à Sarah, à son passé en Indonésie et en Thailande ; le chapitre 3, Reeltoy, repose sur la succession de cinq protagonistes (un vautour, un tigre, un pirate complètement défoncé, un requin, un autre pirate) qui n'en font dans un sens qu'un (et c'est sans doute là que les lecteurs récalcitrants décrochent ; jusque-là, on pouvait à la limite voir dans La mémoire du vautour une sorte de thriller, pas crédible pour un sou, d'ailleurs, mais néanmoins prenant) ; chapitre 4 : Narathan, le fils de Sarah ; chapitre 5 : Io-Tancrède, un professeur d'art schizophrène dont les travaux intéressent Narathan.

Je souhaiterais n'en dire pas davantage histoire de ne pas spoiler, comme on dit, mais quelques révélations vont nécessairement apparaître dans les lignes qui suivent (libre à vous de poursuivre, donc : si vous craignez de gâcher votre plaisir, sachez juste que c'est un bon bouquin, intrigant et fort, et à la prochaine ; pour les autres, attention, je vais potentiellement – probablement ? – dire beaucoup de conneries, et pas voler bien haut en même temps...).

L'histoire, donc, n'est pas linéaire. A bien des égards, elle constitue en fait une sorte de cycle, un ouroboros, dirais-je si je voulais me la péter (mais si, vous savez : le serpent qui se mord la queue ; l'auteur y fait référence, d'ailleurs) : on retrouve en fin de compte Bill... mais pour « apprendre » qu'il est bien mort lors de son accident en 2002. Ah. Ca change pas mal de choses, du coup. Et, en fait de références cinématographiques, on pensera davantage à L'échelle de Jacob et Ouvre les yeux qu'à David Lynch (même si Lost Highway et Mulholland Drive à la limite, mais bon...) ; et donc, indirectement, à Philip K. Dick et à Ambrose Bierce. On n'avait pas besoin, ceci dit, d'attendre cet éclat final (de toutes façons amené par un certain nombre d'indices) pour comprendre que le thème central de La mémoire du vautour est la mort ; le charognard du titre est à vrai dire assez connoté en ce sens (pour les occidentaux, précise un des personnages), et il y a les Tours du Silence de Bombay... La mort, donc. Mais la mort en elle-même, devrait-on préciser. Pas ce qui se passe après, ça c'est affaire de croyances (même s'il y a plus ou moins une histoire de réincarnation, j'y reviendrai), mais l'instant précis : y'a, y'a pu.

Et, qu'on le veuille ou non, croyance ou pas, la mort est quand même un problème sacrément perturbant pour l'humanité dans son ensemble, et à bien des égards ce qui définit et donne sa valeur (éventuellement réduite à néant) à tout le reste. Et la mort fait peur, et appelle diverses stratégies de conjuration ; il me semble en avoir distingué trois dans le roman.

La première est la négation, le refus, qui est tout autant fuite (en avant, généralement, mais aussi éventuellement en arrière, dans la mémoire). Bill Tyron nie être mort en 2002 ; sa « vie » se poursuit dans une autre ville, auprès d'autres gens, avec un nouveau métier : il fuit son passé, ses souvenirs – sa mémoire – pour se maintenir dans un présent illusoire. A bien des égards, Sarah fait de même : si Bill Tyron est bien mort lors de son accident de voiture en 2002, il n'a pas pu rencontrer Sarah en 2007, et, à tout prendre, il y a fort à parier qu'elle est elle aussi morte, lors du crash de 2004 (seule survivante, miraculée ? et pourquoi donc ?). Elle aussi, elle fuit, tout au long de sa vie : à 19 ans, elle fuit l'Amérique pour la Thaïlande, puis la Thaïlande pour l'Indonésie, puis l'Indonésie pour l'armée, puis l'armée pour... pour quoi, au fait ? La maladie, déjà – et à terme la mort ? Son retour en Indonésie, dans son passé, dans sa mémoire, lui apporte en tout cas la mort. Fuite, à nouveau, vers Los Angeles, et la leucémie comme ultime cicatrice, remords peut-être. Mais elle a une attitude différente à l'égard de la mémoire : seule la période du drame aérien est gommée ; pour le reste, elle dit s'en souvenir, et vouloir à tout prix s'en souvenir, elle dit craindre que l'opération de la CIA ne vienne annihiler tout ce qui reste de sa folle jeunesse, et notamment le fait qu'elle a donné la vie, en la personne de Narathan, qu'elle n'a plus revu depuis (remords, à nouveau ; un critique porté sur les jeux de mots n'hésiterait peut-être pas à noter « re-mort », ce qui serait finalement assez approprié ici, mais, si je suis porté sur les jeux de mots, je ne suis pas un critique... ah, hypocrite, d'accord). Au chapitre 3, le vautour fuit également : il refuse d'admettre la mort de sa femelle et de son fils ; les temps s'embrouillent, il pense retrouver sa famille ; il mange lui aussi, pour autant que je m'en souvienne, de la viande empoisonnée ; mais il fuit les cadavres des Tours du Silence de Bombay pour l'Indonésie, où il apparaîtrait à une Sarah survivante du crash. Il meurt, pourtant (à nouveau ?), dévoré par un tigre, qui le mange, comme le vautour dévore les cadavres. Le tigre est abattu et mangé par un pirate junkie, qui fuit lui aussi. Le pirate est dévoré par un requin, mort personnifiée. Le requin, enfin, est dévoré par le dernier pirate, qui tue et fuit à son tour, emportant avec lui une jeune fille, symbole de vie, et potentiel de vie. L'histoire se poursuit avec le récit d'un fils, Narathan, qui fuit Paris et son travail pour l'Asie, et, là bas, ne cesse de fuir à nouveau, de l'Inde à Bangkok, puis de Bangkok à Phuket ; et surgit alors la mort massive, et la fuite massive (illusoire), quand le tsunami balaye les plages asiatiques. Le professeur Io-Tancrède, lui, fuit tout bonnement la réalité, trouvant un refuge dans la schizophrénie (attitude guère éloignée de l'autisme de la jeune fille dont la mère est violée puis tuée par les pirates) et dans l'art, autant dire dans le mensonge (voir l'exposition imaginaire, la consigne de mentir, et le rôle qu'il s'attribue lui-même dans l'exposition finale, celui de « raconteur ») ; de même, il fuit la vieillesse, dans ses coucheries estudiantines. Mais cette fuite en avant ne saurait être une solution. Inévitablement, la mort les rattrape. Ainsi, le professeur passe un coup de fil lapidaire à Bill Tyron : « C'est terminé. » Et la vérité surgit : la mort, inévitable.

Je pinaille un peu, peut-être, pour ce qui est de la deuxième forme de conjuration de la mort qu'il m'a semblé possible de distinguer dans le roman. En effet, il s'agit là encore d'une stratégie de fuite ; mais, à la différence de la course vers l'avant ou l'arrière (mémoire) précédemment évoquée, il s'agit cette fois d'un repli sur l'instant présent. Pas d'avenir, pas de passé : seul compte le moment, l'acte, infini à sa manière. C'est ce que l'on peut trouver, dans un sens, dans le simple impératif de survie au jour le jour qui marque un certain nombre de personnages du roman, qu'il s'agisse des petits boulots absurdes de Bill ou de l'instinct des animaux de « Reeltoy » (animaux au sens large, ce qui inclut les deux pirates). Mais, surtout, je distingue cette fuite dans la tentation hédoniste de certains personnages. On a déjà évoqué les coucheries du professeur Io-Tancrède. Mais il y a, plus important, le périple de Sarah en Thaïlande et en Indonésie, et celui de Narathan sur ses traces. Escapade décadente de citoyens de Boboland en quête de sens. Le trouvent-ils vraiment, dans les raves de Goa, dans la mystique asiatique-toc de l'allumé Maxime, dans les injections d'héroïne, dans l'amour sans lendemain ? Pas vraiment. Colin n'est pas Houellebecq, et ses personnages, dans ce cas précis, sont bien plus jeunes, mais c'est quand même dans un sens le même désenchantement, le même pathétique, le même ridicule, le même vide que l'on retrouve, face aux aspirations de ces jeunes gens à la jouissance pure et permanente. Cette fuite aussi est un leurre : les plages de Goa sont jonchées de cadavres, celles de Phuket également. Et Socrate l'orang-outan en a peut-être l'intuition, quand il évoque la mort à une Sarah sur le point de donner la vie.

Ce qui nous amène à la troisième forme de conjuration de la mort : la reproduction. Reeltoy reconnaît Sarah en Narathan (Sarah, d'ailleurs, dont l'aspect leucémique choque tout d'abord Bill : c'est une femme, et donc un symbole de vie ; mouais...) ; le vautour est obsédé par son rejeton, et le professeur par son image de modèle pour ses étudiantes, à la fois père et amant. Il s'agit, là encore, d'une projection vers l'avant, mais aussi vers l'autre, cette fois. Mais la reproduction peut être aussi métaphorique : cela vaut toujours pour Narathan sur les traces de sa mère (et de son père, qu'il le veuille ou non), cela vaut pour le cycle de Reeltoy (et l'on peut à nouveau parler ici de réincarnation), mais aussi et surtout pour l'art du professeur Io-Tancrède. Celui-ci entend conjurer la mort par sa reproduction, avec son installation évoquant le tsunami, puis avec les installations reproduisant les textes de Narathan (on peut se demander, dès lors, si Fabrice Colin n'agit pas de la sorte avec ce roman ; c'est après tout lui, en définitive, le « raconteur »). Mais ce n'est pas, une fois de plus, une solution viable, du moins me semble-t-il : Narathan n'est pas Sarah ; la parodie du tsunami ne libère ni Narathan, ni Io-Tancrède, de leurs angoisses. Et résonne enfin le dernier coup de fil, qui « démembre » les protagonistes et le roman. Annonçant malgré tout, peut-être, un recommencement ? On retrouve l'ouroboros... et la mort.

Pas très joyeux, tout ça. Ou pas : l'acceptation prosaïque pourrait être en définitive la seule solution acceptable. Mais il est fort possible (probable ?) que je me plante complètement... Il y aurait sans doute beaucoup d'autres choses à évoquer, ne serait-ce que dans la symbolique employée par le roman (les occurrences des nombres 5 et 512 – mais je déteste manier la symbolique des chiffres...–, la figure du tigre, les diverses connotations du vautour), la thématique du meurtre qui ressurgit en plusieurs endroits, et sans doute pas mal d'autres trucs que je suis trop aveugle pour avoir vu. Au final, j'en sais rien, et je laisse ça à des exégètes plus doués... Non, je n'ai probablement pas tout compris, je n'ai peut-être même rien compris ; oui, il y avait sans doute quelque chose à comprendre.

Mais dans un sens, et même si l'auteur proteste, au final, je m'en fous. J'ai ressenti quelque chose, j'ai ressenti les personnages, tantôt attachants, tantôt répugnants, souvent pathétiques. J'ai été séduit par l'écriture, et pris par le récit et sa structure inhabituelle. J'ai aimé. Comme j'ai pu aimer - rien à voir, pourtant - Le festin nu de William Burroughs sans rien y comprendre, comme j'ai pu aimer, oui, Lost Highway et Mulholland Drive, en y appliquant une analyse toute personnelle et finalement impossible à partager. Alors on pourrait peut-être conclure comme ça : foutez-vous de toutes les bêtises que je viens d'écrire, et lisez La mémoire du vautour. Vous y trouverez probablement quelque chose.
Nébal
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le 12 oct. 2010

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