La tétralogie de Mishima enfin terminée, il est temps de se retourner en arrière pour constater le chemin parcouru.


Neiges de Printemps, le premier tome de la Mer de la Fertilité, œuvre ultime du si excentrique écrivain japonais, Yukio Mishima (dont la légende voudrait qu'il ait achevé le dernier volume le jour de son suicide rituel), nous introduit dans le Japon de l'ère Meiji aux côtés du jeune Kiyoaki, fils du marquis Matsugae, riche représentant d'une famille de l'ancienne l'aristocratie japonaise. L'adolescent, pourtant si froid et précieux dans son éducation aristocratique, si méprisant dans ses relations avec des amis ou proches qu'il semble à peine tolérer, va se tuer d'amour pour la jeune Satoko.

A partir de cet événement dramatique, l'œuvre prend un tournant. Celui que nous suivions au long du premier tome meurt et, désormais, c'est par les yeux du juge Honda, ancien camarade de Kiyoaki, que nous allons vivre le XXème siècle japonais; à travers le début des influences occidentales au Japon, l'affaiblissement de l'autorité impériale, la guerre et la prospérité économique des années 60-70, Mishima nous fait voyager en Orient, du Japon au Siam en passant momentanément par les rives du Gange, au rythme du samsara, cycle ininterrompu des réincarnations de Kiyaoki.

Nous traversons les changements d'époque, les troubles politiques au fil des décennies, la révolte patriote inspirée par la Société du Vent Divin qui souffle dans les cœurs de la jeunesse japonaise, affligée de l'occidentalisation de son pays et du déclin croissant du culte impérial. Le jeune Iycéen Isao incarne cette pureté guerrière avec laquelle Mishima a toujours souhaité trouver la mort, cet esprit japonais vigoureux qui se meurt dans un Japon industriel et mondialisé.

C'est toute une esthétique combattante qui s'exprime à travers le second tome de la tétralogie : Chevaux échappés, ce sont des scènes qui se dessinent, des combats de kendo pieds nus dans un temple, des cérémonies shintoïstes dans les forêts d'Extrême-Orient, le fil acéré de multiples sabres portés par une résistance noble, l'odeur de la poussière du tribunal qui condamne les effusions passionnées de la jeunesse, l'humidité d'une grotte et le froid d'une lame qui traverse l'estomac dans un dernier geste pluriséculaire.

Puis c'est la transfiguration de l'âme dans un tout autre objet, dans une petite princesse siamoise, hautement sensible au monde invisible qu'elle perçoit, qui grandit, s'assagit, oublie son caractère trublion et sa haute conscience des forces mouvantes à l'œuvre en ce monde. Cette petite princesse s'épanouit en une magnifique jeune femme, objet de fixation érotique du juge Honda qui se cristallise en les trois grains de beauté sous le sein de la princesse, témoin charnel d'un tabou spirituel affectant le vieux juge, la conscience de l'existence de l'âme de son vieil ami, cachée sous une peau mate et des formes exquises.

Puis c'est la lassitude, la vieillesse qui s'installe, le quotidien qui finit par tromper l'esprit et l'espoir de revivre, peut-être une dernière fois, le frisson transcendantal ressenti il y'a si longtemps. Le juge Honda adopte un jeune lycéen, fruit de son temps, un ange à l'esprit décomposé qui vit au jour le jour une vie dénuée de tout frisson, avec pour seule amie une folle et pour père, un vieillard qui le déteste et qui voit en lui un vestige, le produit d'un temps dont le jeune homme ignore tout. Ce dernier raté, cette erreur de parcours d'Honda, cet ange déchu qui brûlera ses yeux trop près du soleil est un signe de fin de vie pour Honda, lui qui a vu un autre perdre la vie, et la recommencer à trois reprises à ses côtés. C'est au contact retrouvé de Satoko, la désormais moniale, qu'il va acquérir la sérénité de l'âme, subissant, face à cette femme autrefois si jeune et désirée, le choc extatique du temps passé, l'instant d'éternité au milieu de la rosée d'un jardin de celui qui a désormais conscience de la lourdeur de toute chose vécue.


La Mer de la Fertilité est une plongée sensorielle parmi des personnages entourés d'un doux onirisme, au sein d'un Empire temporel mourant, s'effaçant devant un Empire spirituel, invisible, celui des invidualités éternelles qui demeurent, comme suspendues dans les airs, mêlant les odeurs salines de la mer sur une plage privée de la demeure secondaire d'un marquis Meiji, à celle métallique du sang s'écoulant de l'estomac, du talon, d'un jeune homme et d'une jeune fille. Le monde s'emplit, aussi longtemps que vivent ceux qui les ont entendues, des sonorités roques d'un jeune phtisique marchant dans la neige glaciale, et celles des mantras prononcés lors des funérailles sur les rivages de l'Inde et dans les salles sombres et glaciales d'une abbaye impériale où la jeunesse se fane pour mieux renaître.

Lev-Mychkine
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le 4 déc. 2022

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Critique de La Mer de la fertilité par Lev-Mychkine

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