La Métamorphose
7.5
La Métamorphose

livre de Franz Kafka (1915)

Sous certains aspects, on pourrait dire que La Métamorphose de Kafka constitue l'entrée dans le XXème siècle.
Non que le sujet du livre soit, a priori, très innovant. Le thème de la dépersonnalisation est déjà présent dans les Nouvelles Pétersbourgeoises de Gogol ou même dans l'excellent Double, de Dostoievski. Mais ici, Kafka va plus loin dans le processus, aboutissant à une progression réification de Samsa.
Dès le début, ce qui étonne (contrairement aux autres titres cités plus haut), c'est l'absence de véritable étonnement. Samsa se réveille en cancrelat, il constate que ce n'est pas un rêve, et puis c'est tout. Il lui reste alors à tenter de s'adapter à sa nouvelle vie, comme si cette métamorphose était aussi anodine qu'un déménagement ou un retour à la vie après une maladie. En fait, cette métamorphose n'est pas tant un changement d'état que la manifestation visible, extériorisée, d'un malaise qui semblait couver depuis longtemps déjà chez Gregor Samsa.
La preuve, le traitement oppressant qui lui était réservé aussi bien dans sa famille qu'au travail. Le patron le regarde du haut de son perchoir, d'où il semble exercer un pouvoir tyrannique sur ses employés. Tout le monde paraît être opposé aux voyageurs de commerce, comme si c'était une profession déshonorante. Ils sont dévalorisés aussi bien par le directeur que par les autres employés, au point que même Samsa en vient à être convaincu qu'il est un moins que rien qui dérange les autres (tout rapprochement avec les méthodes modernes de gestion du personnel serait, bien entendu, totalement anachronique...).
Cette oppression se retrouve aussi au sein même de la famille, lieu qui, au contraire, devrait l'aider à se reposer et à atteindre une certaine sérénité. Mais même là, l'image de la domination masculine patriarcale revient avec ce personnage du père, qui va aller jusqu'à tenter d'écraser son propre fils (si tant est que Samsa soit encore son fils à ce moment-là).
Comme chez tous les grands écrivains, les détails sont significatifs. Si Samsa doit travailler aussi dur, d'un métier aussi dévalorisant, c'est pour rembourser une dette contractée par ses parents lorsqu'ils ont fait faillite. Il est alors facile pour les employeurs et le père de faire rentrer Samsa dans un processus de culpabilisation, le rendant à tort responsable des désagréments de sa famille.
Cette culpabilisation, mêlée à l'oppression, favorise le processus d'altérité : Samsa se sent étranger à lui-même ; il est d'ailleurs traité en étranger par sa famille, enfermé dans une chambre impersonnelle, caché par honte. Convaincu d'être coupable de quelque chose alors qu'il n'a rien fait, dénoncé comme responsable de tous les torts, devenu la cible des quolibets et des attaques diverses, il ne peut que se retourner contre lui-même.


Au sein de la famille, Samsa pensait légitimement qu'il pouvait au moins compter sur sa sœur Grete, la seule qui semble le prendre en pitié, lui apporte à manger, s'occupe de lui, etc. Mais chaque tentative de rapprochement avec elle se conclue par un fiasco, au point que Samsa doit se rendre à l'évidence. Il n'arrive plus à communiquer avec les autres.
Là aussi, la métamorphose en cancrelat ainsi que l'enfermement dans sa chambre sont des images sublimes de cette impossibilité de communiquer. Enfermé dans sa chambre, il essaie en vain de comprendre ce que disent ses parents, de même qu'il essaie en vain de décoder les signes du monde extérieur qu'il peut encore percevoir.
Mais Samsa n'a plus aucune emprise sur le monde. Étranger à lui-même, étranger au sein de sa famille, il est devenu également étranger au monde. Complètement isolé, il ne comprend plus rien à ce qui lui arrive, au monde où il est, et même à ce qu'il est. Il ne maîtrise pas son corps, et il semble même découvrir que son bas-ventre est une partie plus que sensible.
Le pire, c'est qu'il ne peut même pas dire qu'il va partir et vivre sa vie tout seul de son côté. Lui qui faisait vivre sa famille se retrouve désormais entièrement dépendant des autres. Or, sa famille ne supporte plus ou moins bien (plutôt moins que plus, d'ailleurs).
Puis, petit à petit, elle ne fait même plus attention à sa présence. Sa chambre devient une sorte de débarras où s'entassent les meubles que l'on ne veut plus voir ailleurs. Pour que l'on remarque sa présence, Samsa est désormais obligé de se jeter littéralement sur les gens, avec les réactions que l'on devine. Il est littéralement « chosifié », réifié. On ne fait pas plus attention à lui qu'à un meuble.
Il suffirait pourtant de pas grand chose pour lui redonner forme humaine. La scène où Grete joue du violon montre chez Samsa une aspiration à l'élévation de l'âme. Le jeune homme est en quête d'une dimension spirituelle à sa vie. Une dimension qui lui est refusée par le mode de vie bourgeoise que visent ses parents, et qui est représentée par les trois locataires. Artiste et esthète, il ne peut que se sentir étranger dans un monde des affaires et du commerce.
Bernanos a écrit : « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l'on n'admet pas d'abord qu'elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure »
Kafka signe ainsi un splendide prélude à un siècle qui va se baser sur la chosification des corps et la négation des âmes. Voilà exactement ce qui arrive à Samsa, relégué à l'état d'insecte qui disparaît seul, sans bruit, surtout sans gêner les autres. C'est en cela que La Métamorphose est peut-être le premier grand livre du XXème siècle.

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le 17 déc. 2017

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SanFelice

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